La vermine du lion Francis Carsac Téraï Laprade est un géant sportif, avec l’esprit aussi développé que le corps puisqu’il est géologue de profession et auteur d’une brillante thèse. Mais n’allez pas croire qu’il pourrait être recruté pour représenter le surhomme idéal d’une quelconque « race » humaine : il est métis d’au moins quatre populations très différentes, et fier de l’être. Il est aussi le propriétaire (ou le frère, ou l’ami) d’un lion génétiquement amélioré, unique en son genre depuis que des fanatiques ont détruit le laboratoire des parents de Laprade et assassiné ceux-ci. Employé par le Bureau International des Mines, agence gouvernementale un peu trop puissante et habituée à obtenir ce qu’elle veut, même s’il faut passer quelques indigènes au rouleau compresseur pour cela, il va découvrir jusqu’où peuvent aller ses patrons pour quelques grammes de métal en plus... Et sur Eldorado, il va basculer définitivement du côté des indigènes, même s’il doit pour se faire s’opposer à sa propre espèce… Francis Carsac La vermine du lion COLLECTION « ANTICIPATION » H. S. EDITIONS FLEUVE NOIR 69, Boulevard Saint-Marcel – PARIS-XI PREMIERE PARTIE ELDORADO CHAPITRE PREMIER PORT-METAL — Nous sommes arrivés, miss Henderson. — Inutile de me le dire. Je l’ai bien senti ! Le jeune lieutenant rentra son sourire aimable. — Ma foi, miss, nous n’avons pu vous assurer le luxe auquel vous êtes sans doute habituée, mais le Sirius est un bon navire, et si un gravitron s’est déréglé au dernier moment, c’est un accident qui peut arriver… — Même aux plus grands paquebots interstellaires ? Je le sais. Cela veut simplement dire que, même sur les meilleures lignes, il y a des mécaniciens incapables. L’officier rougit, se figea. — Bien, miss. Je vais faire enlever vos bagages. Restée seule, Stella Henderson haussa les épaules. Quelle mouche l’avait piquée, de rabrouer ainsi ce pauvre Hopkins ? Il avait fait de son mieux pour lui rendre agréable cet interminable voyage de quarante jours, de Sean IV jusqu’à cette planète perdue de l’étoile de Van Paepe. Il n’eût tenu qu’à elle, d’ailleurs, que le voyage fût très agréable… pour lui. Eldorado. G. C. 6143. Distance au Soleil 22 500 années-lumière. Troisième planète d’une étoile G. O. Densité, diamètre… elle ne s’en souvenait plus ; elle était un peu plus grosse que la Terre, avec une gravité de surface de 1,05 g, une atmosphère épaisse, un peu plus riche en oxygène. Reconnue en 2161 par l’expédition de Van Paepe. Indigènes humanoïdes, les plus humanoïdes connus. Stades primitifs de civilisation, atteignant par endroits celle des anciens Assyriens, mais ne dépassant généralement pas l’âge de pierre. Oubliée jusqu’en 2210, date à laquelle l’expédition Clément-Cogswell y effectua un court séjour. La découverte de très riches mines d’or, de métaux rares et de diamants lui avait valu son nom d’Eldorado, et entraîné la fondation d’une cité minière par le Bureau international des Métaux, dont son père, John Henderson, était le directeur. Un steward entra, prit la valise de cuir fauve, le sac de voyage. D’un dernier regard, elle s’assura qu’elle n’avait rien oublié dans l’étroite cabine et le suivit. Eblouie, clignant des yeux, elle s’arrêta un moment sur la plate-forme de débarquement. Le béton de l’astroport, blanc de soleil, s’étendait jusqu’aux misérables baraques de la Douane et de la Santé, puis, d’un seul coup, se dressait la forêt, se ruant en vagues vertes et pourpres à l’assaut de hautes montagnes neigeuses, à l’Est. — Où donc est Port-Métal ? demanda-t-elle au steward. — Derrière nous, miss. L’astronef vous cache la ville. Il est vrai qu’il n’y a pas grand-chose à cacher. Voulez-vous me suivre, pour les formalités de débarquement ? Il n’y avait que trois passagers, ce sera vite fait. — Combien y a-t-il d’habitants à Port-Métal ? — 35 000, miss. Avec les 2 ou 300 prospecteurs et les 4 500 mineurs, la population terrienne n’atteint pas 40 000. Mais si ce que j’ai entendu dire est vrai, cela changera bientôt, si le BIM obtient la charte de libre exploitation. — Et il y a une douane ? Pour si peu ? — Pas à l’arrivée, miss. Mais au départ les bagages sont visités à cause des diamants. Dans ce sens, il n’y a que le service de santé et la police. La visite médicale ne fut qu’une formalité. Un docteur miteux et fatigué jeta un regard distrait sur les certificats de vaccination, montra la porte d’un geste. Le policier en charge était un jeune homme, et, peut-être parce qu’il voyait rarement de jolies passagères, fit durer l’entrevue. — Henderson, Stella, Jane, 24 ans, 1 m 73, cheveux blonds, yeux verts. Bon, cela concorde. Profession, journaliste. Hum, hum ! Avez-vous quelque rapport de parenté avec le grand Boss ? — Qui donc ? — Le grand Boss. John Henderson, du BIM ! — Croyez-vous que dans ce cas je serais venue ici dans un vieux cargo décrépit comme ce Sirius ? — Non, bien sûr ! But de votre séjour ? — Reportage sur Eldorado pour l’Intermondial… — Eldorado ? Ah oui ! c’est le nom officiel, en effet. Je l’avais presque oublié. Ici, nous l’appelons Hell, Diable-vert, Teufel, Tchort, tout dépend de notre nationalité d’origine. Mais tous les noms font mention du diable. Eldorado ! Oui, je suppose que c’est un Eldorado pour qui rêve de chrome, de tungstène, de béryllium, zirconium, praséodyme, rhodium, tantale, samarium ou simplement or ou platine ! — Vous êtes bien fort en chimie, pour un policier ! — Ici, miss, tout le monde parle de métal ! C’est le seul sujet de conversation, vous le verrez… avec la date d’expiration du contrat, et du retour vers un monde civilisé ! — Ce que j’ai vu pendant que nous attendions en orbite m’aurait fait penser qu’au contraire Eldorado est un monde agréable. Forêts, grandes plaines, mers, rivières, atmosphère respirable sans appareils… — Oui, sans doute. Eldorado pourrait être agréable… si elle était vraiment colonisée. Mais nous sommes perdus au bout d’une ligne de quatrième ordre, et il ne se pose ici que quelques cargos faisant le tramp dans ce coin perdu de la galaxie ! Maintenant que nous pouvons produire nous-mêmes nos machines pour les mines ou les raffineries… Tout ce qui intéresse la Terre, c’est combien nous pouvons envoyer de tonnes de métal par semaine ! — Puis-je partir ? — Oui, tout est en règle. Je me demande ce que vous espérez trouver ici, mais c’est sans doute votre affaire. Avez-vous retenu une chambre à l’hôtel ? — Oui, au Mondial. — C’est le seul convenable. Vous trouverez, peut-être, un taxi à la porte. Sinon, revenez. Je retourne en ville dans une demi-heure, et je puis vous transporter dans la voiture de la police. — Merci. J’espère ne pas avoir besoin de vous déranger. — Tout le plaisir serait pour moi, miss. Le Mondial, le plus grand hôtel de Port-Métal, n’aurait été, sur Terre, à New York, Chicago, Londres, Tokyo ou Paris, qu’un hôtel de troisième ordre au mieux. Cependant, sa clientèle étant composée principalement d’ingénieurs ou des rares envoyés du BIM, il était scrupuleusement propre. Dans le hall, un vieux réceptionniste moustachu lui fit remplir, une fiche. L’appartement donnait sur la rue principale de Port-Métal, et, s’il n’était pas luxueux, possédait cependant sa salle de bains, son studio avec la radio et le téléphone et un vaste balcon. L’hôtel se trouvait tout au bout d’une rue montante, et les toits s’offrirent à sa vue, pêle-mêle, sans ordre, jusqu’aux lignes noires qui marquaient les larges avenues perpendiculaires encadrant les usines du BIM. Derrière les longs bâtiments bas, hérissés de cheminées, de tours métalliques d’où partaient des câbles en longues arabesques, se devinaient le lac et la rivière. Plus loin encore, la forêt commençait, au-delà de quelques champs cultivés, et montait jusqu’à une deuxième chaîne de montagnes qui courait parallèlement à celle qu’elle avait entrevue lors de son arrivée. L’ensemble donnait une impression misérable de cité provisoire, instable, inachevée, bâtie sans amour, ne tenant à la terre que par le poids de l’immense usine. Se perdant rapidement entre les collines bleuâtres, la voie ferrée qui conduisait aux mines trouait la forêt, parcourue sans cesse par les longues chenilles grises des trains de minerai, presque invisibles, et qu’on ne devinait que par leur mouvement. Stella jeta un coup d’œil sur sa montre : 18 h 30. Elle avait encore le temps, avant le dîner servi à 20 h, d’explorer les environs de l’hôtel. Elle aimait, quand elle arrivait dans une ville étrangère, prendre immédiatement sa mesure. Après les premières heures, il était trop tard, l’adaptation avait déjà commencé, enlevant aux impressions leur fraîcheur. Elle tira de sa valise un petit pistolet à aiguilles, qui projetait silencieusement jusqu’à trente mètres, avec une bonne précision, ses minuscules projectiles. Elle le chargea, hésitant entre les munitions rouges, mortelles à la moindre piqûre, et les bleues, seulement paralysantes. Finalement, elle prit ces dernières. L’arme refermée, elle la glissa dans une poche de son pantalon de toile. Elle allait sortir de l’hôtel quand le réceptionniste l’appela. — Miss-Henderson ! Elle se retourna, ennuyée. — Oui ? — Vous sortez ? — Vous le voyez ! — Vous sortez seule ? — Bien sûr ! — Excusez-moi si j’air l’air de me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais je vous conseillerais, dans ce cas, de ne pas vous éloigner de plus de quatre blocs. D’ailleurs, tout ce qui est intéressant ici se trouve dans ce périmètre. — Ah oui ? La ville est donc dangereuse ? — Habituellement non, tant qu’il ne fait pas nuit Mais nous sommes aujourd’hui le 3 juillet. C’est l’anniversaire de la découverte de la planète, et la fête des prospecteurs. Ce ne sont pas de mauvais diables, en général, mais ils vont être ivres, et il serait désagréable pour une jeune fille de les rencontrer, surtout s’ils sont en bande nombreuse. — Tiens ! Cela m’intéresserait justement de les rencontrer ! Je suis journaliste, savez-vous, et c’est mon métier de courir quelques risques pour fournir du pittoresque aux lecteurs. — Comme vous voudrez, miss, mais je vous aurai prévenue. — Merci. D’ailleurs, je suis armée, et bonne tireuse. Elle sortit de sa poche le petit pistolet, le posa sur le bureau. Les yeux de l’homme s’agrandirent. — Un pistolet à aiguilles ! Vous avez un permis ? — Bien sûr ! Allons, au revoir, et n’ayez pas de craintes pour moi. J’ai vu de pires places que votre petit trou minier. — Ça, miss, j’en doute ! Le soleil était encore haut sur l’horizon, il restait encore quatre heures de jour, un jour qui avait sensiblement la même durée que le jour terrestre. La rue était peu animée, comme il est normal dans le quartier résidentiel d’une petite ville industrielle. Autour de l’hôtel quelques magasins, moins minables qu’on aurait pu s’y attendre, de nombreux bureaux, ceux des compagnies qui achetaient leurs métaux rares au BIM. Parquées devant les portes, quelques magnifiques voitures mêlées à des véhicules tout terrain ou amphibie. Peu de piétons, quelques enfants jouant sur les trottoirs, et les inévitables chiens errants des planètes barbares. Elle descendit la rue principale, nommée rue Stevenson, d’après un ancien manager de la compagnie. Quatre blocs plus loin, elle s’élargissait en une place ronde, et, au-delà, commençait le quartier populaire, le secteur des maisons ouvrières, des bars plus ou moins louches. Là, la circulation, presque uniquement pédestre, était plus animée, et les boutiques d’alimentation poussaient leurs étalages jusque sur le trottoir, agglomérant des groupes de femmes, paniers en main. « Ce n’était pas la peine d’aller si loin pour voir ce spectacle, pensa-t-elle. La moindre bourgade d’Afrique centrale m’en offrirait autant ! » Les cris attirèrent son attention. Un homme remontait rapidement la rue, poursuivi par une bande de gamins le huant et lui jetant des pierres. Il se hâtait visiblement, mais marchait droit, comme indifférent à la poursuite. — Hou ! Hou ! Le singe ! chantaient les enfants. Il arriva en face d’elle, et, pour la première fois, elle vit, en chair et en os, un indigène d’Eldorado. De haute taille, large d’épaules, les jambes très longues et minces, nues, sortant de sous l’espèce de poncho de cuir qui cachait son corps, il portait droit la tête. Stella entrevit une face maigre, au nez fin et busqué, aux yeux noirs enfoncés sous les orbites, à la grande bouche en coup de sabre. Déjà, il tournait dans une rue latérale. — Etait-ce un indigène ? demanda-t-elle à une grosse commère qui achetait de la viande entourée de cellophane. — Bien sûr que c’en est un ! Un singe, oui ! Elle cracha par terre avec mépris. Stella se sentit troublée. Elle avait déjà rencontré des Extra-terrestres. Leurs formes étranges ne l’avaient pas choquée. Il était normal qu’un natif de Belphégor IV ait six bras et quatre pattes, un indigène de Méroé un nez en trompe préhensile. Mais cet Eldoradien avait semblé complètement humain, et pourtant sa chair même était étrangère, fruit d’une évolution sous un autre soleil ! Elle avait su, avant son départ, que les Eldoradiens étaient extérieurement très semblables aux hommes, elle avait même vu des films, mais, avant cette rencontre, elle ne l’avait pas imaginé. Elle sentit se lever en elle une méfiance raciale, une révulsion qui la surprirent, et elle comprit le qualificatif de « singe » que les classes populaires de Port-Métal leur appliquait. Elle revint à l’hôtel, prit un repas léger, et entreprit de tirer des renseignements du vieux réceptionniste qui, flatté de son attention, ne demandait pas mieux. — Il y a longtemps que vous êtes ici ? — Vingt ans, mademoiselle. Depuis 2214. J’ai été contremaître à l’usine, quand elle n’était pas encore ce qu’elle est, avec tous ces trucs automatiques ! Nous étions cent ouvriers alors, pas plus ! C’était du temps de M. Dupont avant que le BIM ne s’y intéresse. Puis j’ai pris ma retraite. Revenir sur Terre ? Peuh ! Il y a trop longtemps que je l’ai quittée, je n’y ai plus personne. — Vous devez connaître tout le monde ici ? — A peu près, mademoiselle, à peu près. — J’ai rencontré un indigène. Est-ce habituel d’en voir dans les rues ? — Non, plus maintenant. La ville ne leur est pas interdite, mais on les décourage de venir. Aucun bar ne leur vendra une boisson, les amendes sont trop lourdes, aucun magasin ne serait heureux de les recevoir, même s’ils avaient de l’argent. Celui que vous avez vu doit être le compagnon d’un prospecteur, revenu avec lui à Port-Métal. Quelques-uns ont lié amitié avec des tribus, cela facilite leur travail, disent-ils. Certains vivraient même avec des femmes indigènes… — Pouah ! — Oh ! certaines sont fort jolies, si vous pouvez accepter leur odeur. — Elles sentent mauvais, dit-elle, amusée. — Mauvais ? Non. Etrange, plutôt. — Je verrai bien, puisque mon reportage concerne aussi les Eldoradiens. A ce propos, quelqu’un, sur Terre, m’a conseillé de prendre contact ici avec un certain Laprade. Il a un drôle de prénom… Téraï ? Je crois que c’est cela. — Laprade ? Je le connais. Je ne sais si je dois vous le recommander. — Qui est-ce ? Un prospecteur ? Un bandit ? — Ni l’un ni l’autre. C’est un géologue. Il est le seul ici qui soit indépendant du BIM. Il a un bureau, rue Stevenson, tout près de cet hôtel, mais il n’y est pas souvent. C’est effectivement l’homme qui connaît le mieux les indigènes. Mais il est bizarre. Il est métis de je ne sais trop quoi et de français, et se promène habituellement avec un lion qui n’en est pas un, une bête qui, paraît-il, comprend la parole… — Un superlion ? Je croyais qu’ils avaient tous péri dans l’incendie de la station biologique de Toronto, lors des émeutes fondamentalistes de 2223 ! — C’est en 2225 que Laprade est arrivé ici, il y a neuf ans. Il s’est enfoncé immédiatement dans l’intérieur, et on ne l’a plus vu de trois ans. Tout le monde le croyait mort. Puis il est revenu. A ce moment, le BIM n’avait pas encore le monopole des mines. Il leur a vendu la sienne, très cher, c’est encore la plus riche, et il a installé un bureau de consultations géologiques. Le BIM a recours à lui chaque fois qu’il s’agit de prospecter dans les plaines, au-delà des monts Franklin. Là, les indigènes ne sont pas comme ceux d’ici, ils sont plus sauvages, plus puissants, et n’aiment pas beaucoup les Terriens. Mais Laprade, dit-on, est frère de sang de plusieurs de leurs chefs. — C’est un personnage passionnant que vous me peignez là ! Quel âge a-t-il ? Et pourquoi hésitez-vous à me le recommander ? — Pour être extraordinaire, il l’est ! Il doit avoir environ 35 ans. Mais il n’est pas de tout repos, principalement pour les femmes ! Beaucoup ici ne l’aiment guère, pour cette raison, et aussi parce qu’il est trop pro-indigène. — Et où peut-on le voir ? Pourrais-je lui téléphoner ce soir pour prendre rendez-vous ? — Certainement pas ! Il doit être en train de courir les bars avec ses amis les prospecteurs. Demain, il sera sans doute à son bureau. Il y était hier, en tout cas. Vous avez de la chance, car il ne fait à Port-Métal que des séjours de plus en plus brefs. — Il est à peine 21 heures. Pouvez-vous me dire quel bar il fréquente ? — Habituellement, il commence et finit ses tournées du 3 juillet au Cheval Noir. Mais vous ne pouvez y aller ! C’est un lieu mal famé, pas une place pour une jeune fille, surtout pas ce soir ! — Pour une jeune fille, peut-être. Pour un journaliste, c’est différent ! Où donc est ce bar ? — 56, rue Clarion. Mais je vous dis que… — Et, moi, je vous soupçonne d’être le pourvoyeur de ce M. Laprade ! Vous excitez ma curiosité, vous prétendez me dissuader de le rencontrer, et vous me donnez tous les renseignements nécessaires ! Merci quand même. Elle fit claquer ses doigts sous le nez de l’homme, et le laissa pantois. La rue Clarion était une ruelle sombre, dont le revêtement, posé à la hâte lors de la construction de la ville, n’était plus qu’une série de fondrières. Elle s’étendait à perte de vue dans une demi-obscurité trouée çà et là par le clignotement d’enseignes lumineuses annonçant principalement des bars et des boîtes de bas étage. Stella marcha vite, la main dans sa poche sur la crosse de son pistolet, sachant par expérience que le plus sûr moyen pour une femme de se faire raccrocher dans un tel lieu était de sembler chercher quelque chose. Dans un passage obscur, une main s’abattit sur son bras gauche, et elle s’en débarrassa d’un coup sec de karaté. Le Cheval Noir ne fut pas difficile à trouver. Sous le nom écrit en français, son enseigne représentait, en tubes luminescents rouges, un cheval titubant, tête renversée, buvant goulûment d’une énorme bouteille dont le goulot s’enfonçait entre ses lèvres retroussées. Une grosse bosse sur son gosier symbolisait la gargantuesque gorgée qu’il était en train d’avaler. Parlant couramment le français, Stella comprit le calembour. La porte du bar était à deux battants mobiles, comme celles qu’elle avait vues dans les films de cow-boys, toujours populaires sur Terre après trois siècles. Elle la poussa, entra. L’intérieur la surprit par son calme. La salle était assez bien éclairée, bien qu’embrumée par la fumée du tabac et du tik ; de nombreuses machines à sous, rangées contre le mur du fond, n’avaient pas de clients pour le moment. Quelques hommes, attablés par deux ou trois, buvaient placidement des boissons aux couleurs violentes. Accoudées au bar, quatre filles en toilettes voyantes bavardaient. Derrière le comptoir, trônait le patron, gros homme solide, l’air rusé, sale, et à portée de sa main se devinaient sous les rangées de bouteilles un assortiment varié de matraques de caoutchouc, et la crosse d’un énorme et antique revolver à balles pleines. Stella s’appuya sur la barre. Le patron claqua des doigts, une serveuse incolore s’approcha. Oh ! n’importe quoi, dit Stella. Un Bourbon-Soda, si vous voulez. L’homme se pencha vers elle. — Nouvelle arrivée ? Vous cherchez du travail ? — Non, je cherche un homme. Le patron siffla. — Eh bien, il en a de la chance ! Qui est-ce ? — Téraï Laprade. — M’étonne plus ! Il vous a donné rendez-vous chez moi ? — Non, mais on m’a dit que je pourrais le trouver ici. Le patron consulta sa montre. — En effet, il ne devrait pas tarder à arriver pour commencer sa tournée du 3 juillet. Il se pencha davantage, et prit un air confidentiel. — Vous m’avez l’air d’une fille sérieuse. Croyez-moi, partez avant que Laprade n’arrive. Depuis quand êtes-vous à Port-Métal ? — Cet après-midi. — Sur le Sirius, alors ? Bizarre, vous n’avez pas une tête à voyager sur une baille comme ça. Ecoutez-moi bien : ici, les filles se marient ou tournent mal dans le mois de leur arrivée. J’ai une fille, sur Terre, qui fait ses études. Elle n’a pas votre chic, mais vous me faites penser à elle, c’est pour cela que je vous avertis. Filez ! Retournez sur Terre, sur Mars, Zoé, Nova-Italia, ou quoi que ce soit d’où vous veniez ! Filez vite, à moins que vous ne soyez ici pour rejoindre un fiancé, mais dans ce cas vous ne chercheriez pas Téraï. Mais rappelez-vous, si vous tournez mal, j’aurai toujours du travail pour vous. — Merci, mais je n’ai pas l’intention de me marier, ni celle de tourner mal ! — Eh bien ! le vieux Joseph Martissou vous aura avertie. Tenez, le voilà, votre Laprade ! CHAPITRE II LA NUIT DES PROSPECTEURS La rue retentit d’un effroyable vacarme de casseroles heurtées les unes contre les autres, coupé de hurlements et de rires puissants. La porte sembla éclater. Poussé par un flot humain pressé, un homme entra, un géant. Il s’arrêta un moment sur le seuil, bras écartés retenant les battants, yeux rapides parcourant la salle, la lumière crue de la lampe placée au-dessus de l’entrée accusant les traits de son visage. Stella eut le temps de l’examiner avant qu’il ne s’avançât. Il devait mesurer près de deux mètres de haut, avec des épaules si larges qu’on se demandait comment il arrivait à franchir la porte de face, des épaules paraissant encore plus larges à cause de la minceur de la taille. Il portait un costume barbare de cuir souple brun, avec franges et rangs de perles colorées le long des coutures, laissant nus les bras énormes, et le cou bien dégagé. Mais c’est la tête qui frappa le plus la jeune fille. Sous le front haut, bronzé, dominé par des cheveux noir de jais, drus, raides, taillés court, les yeux prenaient un regard étrange de l’obliquité de leur fente, et de la lourde paupière supérieure retombant en pli mongolique. Très sombres, perçants, ils avaient la fixité des yeux d’un oiseau de proie. Le nez, un peu large, busqué, la bouche aux lèvres minces, ironiques, les pommettes très écartées, mais saillantes, le menton marqué, achevaient de composer un masque puissant et inquiétant. Il poussa une sorte de rugissement inarticulé, gonfla sa poitrine à faire éclater sa veste, et s’avança vers le bar. — Patron, une tournée pour tous ! La voix était puissante et grave. — Quelqu’un pour toi, Téraï, dit le patron, désignant Stella. Pas une pro. Il tourna son regard vers elle, et elle se sentit enveloppée, examinée. Pourtant, ce n’était pas le regard « déshabilleur » des coureurs de femmes qu’elle avait rencontrés sur Terre. Il s’inclina, ironique. — Vous me cherchez ? Je suis charmé, mademoiselle, dit-il en français. Mais peut-être, ajouta-t-il, préféreriez-vous que je vous parle anglais ? — Cela m’est indifférent. J’aurais une affaire à vous proposer. — Ce n’est pas le moment des affaires ! Passez demain matin à mon bureau. Et, croyez-moi, quittez ce lieu, puisque, je le vois aisément, vous n’êtes pas une beauté professionnelle ! Mais pas sans que je ne vous paye un verre. Patron, donne-nous deux Téraï spécial ! C’est de mon invention, ajouta-t-il pour elle. — Cela fait la troisième fois qu’on essaye de me chasser de là où je veux aller ! Je ne suis pas une oie blanche, et je sais me défendre ! — Comme vous voudrez ! Goûtez-moi ça ! Un nectar ! Mais n’en prenez jamais deux à la suite, ça ne pardonne pas ! C’est un mélange de vermouth, d’alcool indigène et d’extrait de fruits du pays. Un verre, ce n’est rien. Deux verres, on roule à terre. Sauf moi, ajouta-t-il avec une vanité naïve. Moi, il m’en faut quatre ! Elle goûta. La boisson était fraîche à la bouche, chaude à l’œsophage. Elle se sentit subitement détendue, un peu exhilarée. — Il n’y a que moi qui y ai droit dans cette ville de malheur ! Moi et mes invités. Tu n’en as pas servi à d’autres, Joseph ? Il me semble que la bouteille d’extrait a bien diminué ! gronda-t-il soudain, tourné vers le patron. — Non, non, Téraï, je t’assure ! — Bon, ça va. Ne t’y amuse pas. Tu te rappelles ce qui est arrivé à John Pritchard ? Oh, un accident ! Je n’étais même pas en ville quand cela s’est produit. — Je sais, Téraï, j’ai compris ! Il éclata de rire. — Ce pauvre John ! Toute sa réserve d’alcools a flambé ! Et ça coûte cher à faire venir, au prix qu’est le fret ! Il travaille dans les mines, maintenant, à 50 dollars par jour ! Une misère ! Bon, vous avez bu, ma petite, il est temps d’aller dormir. Clark, eh ! Clark ! Un prospecteur se leva. — Tu vas raccompagner mademoiselle. Et qu’il ne lui arrive rien ! — Je n’ai pas besoin d’escorte ! Et je n’ai pas envie de m’en aller ! — Quand je commande, le 3 juillet, on m’obéit ! — Je n’ai pas à vous obéir ! — Une dernière fois, je… — Je suis libre ! — Soit ! Tant pis pour vous ! Elle n’eut pas le temps de voir le geste. Déjà, il la soulevait du sol, et sa bouche était rivée sur la sienne dans un baiser féroce. Elle se débattit, le frappant de ses poings, ayant l’impression de taper sur un mur. Elle chercha, au cou, une prise douloureuse. D’un simple revers de main, il balaya son bras, brutalement, puis, reposant la jeune fille sur le sol : — Je vous avais avertie ! C’est la nuit des prospecteurs ! Pâle, elle se dressa, les poings serrés, tellement furieuse qu’elle ne pouvait parler. — Espèce de… espèce de… espèce de porc en rut ! dit-elle enfin. Un tonnerre de rires salua cette insulte. Les prospecteurs se tordaient, pliés en deux sur les tables. — Eh bien, elle en a des trouvailles, la petite ! — Pourtant, j’en connais beaucoup qui auraient voulu être à sa place. — Téraï le verrat ! Elle est bien bonne ! — Recommence, Téraï, elle ne demande que ça ! Les exclamations se croisaient. Furieuse, elle recula d’un pas, tira son pistolet de sa poche, le braqua sur le géant. — Vous allez me faire des excuses, immédiatement, ou je vous troue la peau ! Il eut un sourire amusé, passa la main dans ses cheveux courts. — Bigre, la petite abeille a un aiguillon ! Mais réfléchissez bien : si vous me ratez, tant pis pour vous. Et si vous me descendez, les copains me vengeront. Et je ne crois pas qu’ils vous tueront tout de suite ! Ils s’amuseront d’abord un peu. Allons, donnez-moi ce jouet, et on n’en parlera plus. Il avança la main. Contractée, elle appuya sur la détente. Un choc violent lui arracha le pistolet de la main, lui froissant douloureusement les doigts. Un des hommes venait de tirer. Téraï ramassa l’arme au canon tordu, fit glisser le chargeur dans sa main. — Elle bluffait ! Il n’y a que des bleues ! Allons, vous me plaisez, mademoiselle. Si vous voulez rester avec nous, vous êtes mon invitée pour la nuit, et en sécurité, corne de bouc ! Vous entendez, tous ! Elle est sous ma protection ! Mais pourquoi, diable ! voulez-vous rester ? Elle hésita un instant. — Je… Je suis journaliste à l’lntermondial. Je dois faire un reportage sur Port-Métal. — Eh, que ne l’avez-vous dit plus tôt ! Cela aurait évité bien des malentendus ! Soit, mais pas de noms, pas de descriptions trop précises des copains ! Sur moi, dites ce que vous voulez, je m’en fous ! Allons, les gars, on commence la nuit, et je propose de nommer mademoiselle… — Stella. — Mademoiselle Stella reine des prospecteurs ! Allons-y du chœur d’ouverture : Qu’est-ce que Port-Métal ? — L’enfer ! — Qu’est-ce que le BIM ? — Un bagne ! — Qu’est-ce que Henderson ? Le chœur se brisa en plusieurs voix rythmées, chantant en canon : — Henderson est un cochon Qui vit de notre sueur Un jour nous le châtrerons ! Ce jour-là, ah quel bonheur ! — Patron, tout sur mon compte ! En avant, au Chien Jaune ! Stella ne devait conserver qu’un souvenir assez confus de la première partie de cette nuit du 3 au 4 juillet sur Eldorado. Elle commença par une tournée des bars de la ville basse. Le déroulement était le même dans chacun : elle entrait la première, en même temps que le colossal Téraï, puis suivait le flot des prospecteurs. Ils s’asseyaient ou non selon le cas, buvaient une ou deux tournées, chantaient des chansons plus ou moins lestes, et partaient pour un autre bar. Pas de casse, pas de rixes, et Stella commençait à penser que cette « nuit des prospecteurs » était bien surfaite, et que les gens de Port-Métal étaient bien pusillanimes. Mais, après le sixième arrêt, au « Bonheur du pauvre spationaute », cela changea. Les hommes commençaient à sentir le poids de l’alcool ingurgité à grandes rasades, les conversations devenaient véhémentes, et les chants de plus en plus crus. Déjà, une serveuse trop lente avait été déshabillée de force et obligée de danser sur une table, sous la menace de revolvers. Le patron avait voulu intervenir. — Ta gueule, Stan, dit simplement Téraï. L’homme pâlit, rougit, jura, et se tut. Au septième arrêt, l’enfer se déchaîna. Le « Paradis sur Terre » était plus qu’un simple bar louche, c’était une boîte à femmes et à jeux. Quand Stella voulut, selon l’habitude déjà prise, en ouvrir la porte, elle se sentit doucement repoussée en arrière. — Non, ici je passe le premier, dit Téraï, et il s’assura, d’un geste symétrique, que ses deux revolvers glissaient librement dans leurs gaines. La salle était grande, brillamment éclairée. Près de l’entrée, un vaste comptoir étalait sa surface sinueuse de métal et de plastique, tandis que le fond de la pièce était encombré de tables de roulette, de poker, de tridun, et d’autres jeux, entourées d’une foule où se mêlaient employés du BIM, commerçants, gangsters vivant à leurs crochets, joueurs professionnels, prostituées, et quelques prospecteurs arrivés en avance. Adossés aux colonnes recouvertes de miroirs, six « durs », l’air sombre, surveillaient, prêts à intervenir. Téraï avisa une table vide, fit asseoir Stella à sa droite. — Allez vous faire plumer, les gars, si ça vous amuse. Moi, je reste ici avec votre reine ! Il se pencha vers elle, dit à voix basse : — Les jeux sont truqués. Je commence à en avoir assez de voir les pauvres bougres qui ont trimé un an dans la brousse se faire dévaliser. J’ai décidé que cela cesserait. Vous allez avoir un bel article à faire pour votre canard… Deux Fleurs du Désert, lança-t-il à la serveuse qui approchait. Quand ça va barder, planquez-vous sous la table, il est rare que les balles passent aussi bas. Et attendez que je vous appelle pour vous relever ! — Qu’allez-vous faire ? L’alcool tournait dans sa tête, les miroirs jetaient des feux giratoires, la salle s’embrumait ; seule, au premier plan, la face cruelle de Téraï conservait sa netteté. — Vous le verrez ! Tenez, prenez ça, ça vous remettra, en attendant les cocktails. Il avait tiré de sa poche une petite fiole, dévissé le bouchon métallique, l’avait rempli, et le lui tendait. Elle but. Le liquide, doré, avait une saveur acre et forte. — Pouah ! — Buvez ! Comment croyez-vous que je garde ma tête, avec tout cet alcool ? Je suis solide, mais pas à ce point ! Au bout d’un moment les fumées de l’alcool se dissipèrent. Elle était seule à sa table, devant un verre plein. Téraï se tenait debout près d’une table de jeu, le dos tourné vers elle. Un homme se glissa dans le siège vide. — Me permettez-vous de m’asseoir un instant, mademoiselle ? Je me présente : Jonathan Gale, propriétaire du « Paradis sur Terre ». Je ne vous ai encore jamais vue. Nouvelle arrivée ? Elle se tourna vers lui, vit une face longue et mince, aux yeux pâles et froids. — Hier soir. — Cherchez-vous du travail ? — Non. Merci. — Puis-je vous donner un conseil ? Méfiez-vous de cette grande brute de Laprade. Ce n’est pas un homme pour une femme comme vous, fine, gracieuse, distinguée… — Ne vous donnez pas cette peine ! Je connais M. Laprade depuis quelques heures seulement, et mon intérêt pour lui est tout professionnel… Oh, je veux dire journalistique ! Les yeux froids se durcirent. — Vous êtes journaliste ? — Oui, à l’Intermondial. — Eh bien ! je vous souhaite de faire un reportage coloré. Terrienne ? — Oui. — Notre boutique vous choque, sans doute ? — Non. C’est un mal nécessaire, ou plutôt inévitable sur les planètes frontières. Nous avons eu la même chose autrefois, sur Terre. L’homme eut un mince sourire. — Autrefois ? Vous semblez mal renseignée, pour une journaliste. — Oh ! je sais bien que dans les bas quartiers de nos villes… et même dans d’autres quartiers. Mais on n’y joue plus guère du revolver. — Et qui vous fait penser que chez moi on en joue ? J’ai une équipe qui aurait vite fait de désarmer ceux qui voudraient s’amuser trop bruyamment ici ! — Personne. Je croyais… — Oh ! je ne dis pas qu’ailleurs… Au Chien Jaune. Ou au Cheval Noir, ou autres lieux que fréquente habituellement Laprade… Mais pas ici. Vous ne risquez rien. Vous permettez ? Je crois qu’il se passe quelque chose, près des tables. Bien entendu, votre verre est sur la maison ! La voix de Téraï venait de s’élever, tonnante : — Attention, Mac, il triche ! Le silence tomba sur la salle. Négligemment appuyé contre une colonne, Téraï désignait de sa pipe le croupier du jeu de tridun. Trois durs se détachèrent de la muraille, vinrent lentement se disposer autour du géant. Mac, un jeune homme mince, jeta ses cartes sur la table. — Le fils de putain ! Pas étonnant alors que je perde toujours quand le pot en vaut la peine ! Il recula, bousculant sa chaise, porta la main à sa ceinture. Un des durs tira, d’un mouvement si rapide qu’il en fut invisible. Le poignet traversé, Mac jura. Tout le monde était immobile, attendant. Téraï, doucement, remit sa pipe à sa bouche. — Tu as eu tort, Mac, fallait pas t’exciter comme ça, dit-il calmement dans le silence. L’instant d’après, il n’était plus là. S’appuyant sur la colonne, il sauta d’un bond sur la table, arrachant d’un double fouetté ses deux revolvers de sa ceinture. Les deux coups se confondirent, le dur n’eut pas le temps de lever le canon de son arme avant de s’effondrer, front troué. D’un coup de botte, Téraï écrasa la face du croupier, tira à nouveau, sautant à terre. — Allez-y, les gars ! Foutez-moi le feu à cette boîte ! Un instant ahuris, les prospecteurs poussèrent une clameur de joie sauvage, sortant leurs armes, cassant les chaises sur la tête de hommes de main accourus. Déjà, l’un d’eux brandissait une torche de papier enflammé, tandis que d’autres brisaient à grands coups les bouteilles d’alcool et en aspergeaient les murs et le comptoir. Blêmes, en haut de l’escalier conduisant aux chambres, une dizaine de filles agglomérées hurlaient. — Craaaa ! Une rafale de pistolet mitrailleur partit du fond de la salle, coupée brutalement par le claquement sec d’un fulgurateur. Téraï semblait invulnérable. Toute sa force géante déployée, il dominait la mêlée, ses poings s’abattant sur les crânes, assommant les hommes de renfort qui arrivaient par les portes. Une fois, dressé de toute sa hauteur, il projeta au-dessus des têtes un homme qui vint s’écraser avec un bruit mou sur le dallage, à deux pas de Stella. Ahurie, elle regardait sans voir le sang qui s’étalait largement sous le corps. Téraï l’aperçut. — Qu’est-ce que vous foutez debout ! hurla-t-il, cessant pour un instant de marteler la face sanglante qui sortait de sous son bras gauche. Planquez-vous, nom de Dieu ! Revenant à elle avec un sursaut, elle se rappela les balles qui avaient sifflé à ses oreilles pendant sa transe, agrippa le bord de la table pour passer en dessous. Elle n’en eut pas le temps. Deux bras vigoureux la saisirent par-derrière, et la voix de Jonathan Gale cria : — J’ai votre poule, Téraï ! Arrêtez, ou je la saigne ! Le géant rejeta la loque humaine, hurla : — Arrêtez, tous ! Le silence tomba. Péniblement, quelques blessés essayèrent de se dresser au milieu des cadavres. — Couvrez mon dos. Toi, Jonathan, lâche cette fille. Je n’avais pas l’intention de te tuer, simplement de t’apprendre qu’on ne plume pas impunément les broussards avec des jeux truqués. Mais si tu insistes, je peux changer d’avis. Il avançait doucement, pas après pas. — Arrête, Téraï ! La pointe d’un couteau entra dans la chair de Stella, qui cria. — Je te donne vingt secondes, Jonathan. Vingt secondes ! Si tu la tues, ce n’est pas moi qui aurai ta peau, Jonathan ! Je te confierai à Léo. Tu connais Léo, n’est-ce pas ? Il aime beaucoup s’amuser, Léo ! Une… deux… trois… — Tu bluffes, Téraï ! Tu ne feras rien tant que je la tiendrai, et je n’ai pas l’intention de la lâcher ! Vous autres, désarmez cette bande ! Et éteignez ce feu ! — Dix… onze… douze… Affolée, Stella comptait elle aussi les secondes, persuadée que ni l’un ni l’autre ne reculerait, que Jonathan n’hésiterait pas à l’égorger, cherchant désespérément à se rappeler cette prise que Matsumoto, son camarade d’université, lui avait enseignée. — Dix-sept… dix-huit… Le géant avança encore d’un pas. Stella sentit se raidir le bras qui la tenait. — Dix-neuf… Tu connais bien Léo ? Es-tu sûr de ton courage ? V… Elle pencha la tête autant qu’elle le put, mordit sauvagement le poignet velu qui tenait le couteau contre sa gorge. Téraï bondit latéralement contre le mur, revint comme une balle, sembla manquer Jonathan et s’effondra sur une table qui croula. Stella entendit derrière elle un horrible bruit d’os brisés, s’affala sur une des rares chaises intactes. Jonathan gisait sur le sol, la tête bizarrement déformée. Déjà, Téraï se relevait. — Paul, regarde s’il reste une bouteille intacte, du fort ! Elle en a besoin ! Allez, vous autres, finissez-moi ce travail ! Vous, les putains, je vous donne cinq minutes pour emballer ce que vous voudrez. Après, tant pis pour vous, je fous le feu pour de bon ! Ludwig, téléphone aux pompiers, qu’ils viennent protéger les maisons voisines. Ah, voilà ! Tenez, buvez ça ! Cognac 2184 ! La réserve du patron. Dommage, ça va brûler avec le reste, mais on n’a pas le temps. Allez, plus vite ! Emportez nos blessés ! Oui, les autres aussi, ils ne valent pas cher, mais ce n’est pas une raison pour les griller vifs ! — Je… j’aurais pu être tuée par cette brute ! — Mais non ! Il faut plus de cran qu’il n’en avait pour égorger une femme ! Je ne sais pas si j’en serais moi-même capable, jamais essayé encore. Venez ! — Je ne crois pas pouvoir me tenir debout. — Bon, je vais vous porter. En avant. Ces dames sont descendues ? Toi, Moïse, tu as les grenades ? Vas-y ! Il passa un bras puissant sous les jambes de la jeune fille, et elle se trouva portée contre l’immense poitrine, comme un enfant. — Je vais vous ramener à votre hôtel. Il me faut aussi réveiller Doc Murphy, pour qu’il raccommode les copains amochés. Il sortit, la portant. L’air frais de la nuit lui fouetta le visage. Là-haut, deux des trois lunes d’Eldorado brillaient parmi les étoiles denses. — Je crois que je peux marcher, maintenant. Un hurlement de sirène se rapprochait. — Tiens, nos amis de la police ! Ils y ont mis le temps ! Filons, je n’ai pas envie de les rencontrer ce soir. Il poussa un coup de sifflet modulé, puis courut, l’entraînant dans les rues sombres. Epuisée, elle perdit le compte des détours, trébuchant, buttant contre les trottoirs. Enfin elle aperçut l’enseigne lumineuse de l’hôtel Mondial. — Bonsoir, miss, ou plutôt bonjour, il est 4 heures et demie du matin. Vous avez une petite coupure à la gorge, cela vous fera une cicatrice intéressante à montrer à vos amis : comment j’ai failli être égorgée ! Ce n’est rien, mais désinfectez-la quand même, le surin de Jonathan n’était peut-être pas très propre, il s’en servait pour se nettoyer les ongles. Et si vous voulez parler d’affaires, je serai à mon bureau après 11 heures. Il disparut dans la nuit. Dans un des petits bureaux de la police, l’officier de nuit relut une fois de plus le message : « Ma fille Stella Henderson arrivera sur Eldorado par cargo Sirius de la S. I. T. Elle doit être protégée à tout prix. Vous êtes responsables de sa sécurité. John Henderson. » Et dire que sa fille a passé la nuit avec Laprade et ses sauvages ! Si jamais le vieux l’apprend… Mélancoliquement, l’officier contempla la perspective d’une fin de carrière sur un mondicule encore pis qu’Eldorado, et soupira. CHAPITRE III VERS LES PLAINES SAUVAGES Stella se réveilla vers 11 heures du matin, et resta encore un long moment étendue, se demandant si elle n’avait pas rêvé, si vraiment elle avait vu cette nuit des hommes s’assommer et s’égorger devant elle. Une faible douleur au cou lui rappela qu’elle aussi avait failli mourir il y avait à peine quelques heures. Elle se leva, prit une douche froide, avala deux comprimés d’hypersthène (convalescences, grossesses, asthénies, disait l’étiquette), s’habilla, et, avant de descendre déjeuner, glissa dans sa poche un autre pistolet à aiguilles, chargé cette fois de munitions rouges. Le bureau de Laprade était à deux minutes de marche de l’hôtel, au rez-de-chaussée d’un grand bâtiment gris. La plaque, sur la porte, indiquait : Laprade et Igricheff, Géologues-Conseils. Elle sonna, entra quand la porte automatique s’ouvrit, eut un mouvement de recul : la petite pièce formant antichambre était occupée par un énorme lion. Il leva sa tête massive où le front, contrairement à celui de ses congénères, bombait en dôme, étendit une grosse patte antérieure, où le pouce attaché bas, anormalement développé et dépourvu de griffe, était opposable, et poussa des rugissements rythmés. Une autre porte béa au fond de la pièce. — Entrez, miss. Ça va, Léo, c’est une amie. Laprade l’attendait, assis derrière un vaste bureau de bois. Il ne portait aucune trace des combats de la nuit, sauf une légère ecchymose à la joue droite. Sa vaste carrure se déployait à l’aise dans une chemise de soie bleue, à col largement ouvert, mettant en valeur sa peau dorée. — Asseyez-vous, miss Stella Henderson. — Vous connaissez mon nom ? — Enfantin ! Le registre de votre hôtel. Mais cela n’en valait même pas la peine. Je vous connais, miss Henderson, fille de John Henderson, du BIM. Elle eut un sursaut, puis dit : — Je ne le nierai pas. Mais je me suis séparée de ma famille. — Ah oui ? Il n’y a pas longtemps, alors. Il tira d’un classeur un vieux numéro de l’lntermondial, le lui tendit. — Oui, ce fut immédiatement après cette réception. Mon père aurait voulu que j’épouse Johanssen, du Bureau des plastiques. J’ai refusé, me suis fâchée avec lui, et ai quitté la maison. D’anciens camarades d’université m’ont trouvé une place à l’Intermondial. — Et ce canard vous paye immédiatement un grand reportage, pour vous lancer ? C’est beau, le piston ! Il est vrai qu’ils vous ont fait voyager sur un cargo. Voyons, que voulez-vous de moi ? Je vous ai déjà donné le sujet d’un beau papier, je crois : les nuits rouges d’Eldorado, ou quelque chose comme ça. — A ce sujet, comment se fait-il que vous n’ayez pas été arrêté ? — Moi ? Pourquoi donc ? — Emeute, incendie, meurtre… Téraï leva les bras au ciel. — Légitime défense, mademoiselle ! Je ne pouvais pas vous laisser égorger par cette crapule de Gale ! Je ne pouvais pas laisser égorger miss Henderson, fille du grand boss ! Vous pouvez témoigner que, avant notre passage au Paradis sur Terre, il n’y avait eu aucun incident grave, n’est-ce pas ? C’est la police, qui dépend de votre père, comme toutes choses ici, sauf moi, Igricheff et Léo, c’est la police qui aurait eu bonne mine, alors qu’ils avaient reçu un message secret, en code, leur ordonnant de vous protéger à tout prix ! Votre père semble tenir encore à vous. — Je suis sa fille. — Il est vrai que ce message est arrivé un peu en retard. — Et comment le savez-vous ? — J’ai mes moyens, un bon poste d’écoute, et mon ami Stachinek est un remarquable cryptographe. Gale n’était pas très aimé, d’autre part il plumait les ingénieurs aussi bien que les autres, et s’il n’avait pas connu sur beaucoup d’entre eux des détails qui lui permettaient de les faire chanter… Enfin, comme vous le voyez, il est vraiment lamentable que ce pauvre Jonathan soit mort dans l’incendie accidentel de son établissement. Aussi, a-t-on idée d’entreposer chez soi des grenades incendiaires quand on ne sait pas s’en servir ! Elle resta un moment suffoquée. — Et… vous n’avez pas peur des vengeances ? — D’aucuns ont essayé. Ils ont contribué à l’agrandissement du cimetière de Port-Métal. C’est curieux à quel point je suis protégé par le sort. Il arrive toujours des accidents à mes ennemis. Qu’y puis-je ? Elle le regarda, sans parler, étonnée par ce mélange de cynisme, de forfanterie et de force vraie. — Alors, quelle est votre affaire ? — Je voudrais faire un reportage sur les indigènes de cette planète. On m’a dit que vous seul pouvez m’aider. — Ça, c’est vrai. Mais le ferai-je ? Quel serait mon intérêt ? Et d’abord, êtes-vous vraiment journaliste, ou venez-vous ici pour espionner pour le compte de votre père ? — Voici ma carte professionnelle. — Hum ! je pense qu’il serait difficile, même pour le vieil Henderson, de vous imposer de force à la guilde des journalistes, d’autant plus, dites-vous, que vous êtes brouillée avec lui. Bon, admettons que vous disiez la vérité. Comment comptez-vous réaliser votre projet ? — Ne pourrais-je vous accompagner dans une de vos tournées ? Il tordit le bout de son nez entre deux doigts à la fois énormes et effilés. — Et dans quel état serait votre réputation, quand vous reviendriez de passer six mois seule avec moi, là-bas ? D’un geste, il désigna les hautes montagnes de l’intérieur. — Ne pourrions-nous pas prendre quelqu’un d’autre avec nous ? — Qui ? Stachinek a besoin de repos. Et je pars dans quatre jours. Ouais !… Je peux demander quelqu’un au BIM. Il y a longtemps qu’ils me cassent les pieds pour que j’emmène un de leurs jeunes dans le bassin de l’Iruandika. Mais ça va me retarder, me faire perdre du temps, et j’ai la force de croire que mon temps est précieux. Quel avantage vais-je en retirer ? — Je puis vous payer… — En nature ? — Vous êtes impossible ! Ce n’est pas parce que vous m’avez sauvé la vie hier qu’il faut croire que vous avez des droits sur moi ! — Pas hier. Ce matin. Et croyez-vous que j’aurais besoin de droits ? Mais cessons de tourner autour du pot. Combien votre canard est-il disposé à payer ? — Mille stellars. — Trop peu. — Trop peu ? Cela fait 25 000 dollars ! Avec cela, je puis organiser une expédition et… — Et vous ne dépasserez pas les chutes du Nianga, si même vous y arrivez ! Il y a là quelques tribus pas très commodes, sans compter les animaux, les végétaux, et le climat. 1500 stellars, et je marche. — Je vous croyais riche ! — Je le suis. Pas comme votre père, bien entendu, mais assez. Cependant, je fais un métier. Si je commence à louer mes services à bas prix… — A bas prix ! Mille stellars ! — A bas prix pour moi, miss. — Vous êtes métis, n’est-ce pas ? De quoi ? D’arménien ? — De chinois. Et aussi de polynésien, d’où mon prénom, et d’indien cree. Et le Chinois a assez à faire à retenir le Cree, le Maori et le Français, qui risquent parfois la précieuse peau commune, comme cette nuit, pour s’amuser. Aujourd’hui, c’est lui qui domine. Allons, 1500 stellars et c’est dit, je vous emmène. Pour ce prix, vous aurez aussi les services de Léo, et ce n’est pas rien. — Soit. Quelles sont vos autres conditions ? Que je fasse la cuisine ? — Premièrement, comme nous : marche ou crève. Deuxièmement, en tout ce qui concerne les indigènes, vous ferez exactement ce que je vous dirai, et rien de plus, sans discussion. Ils sont parfois susceptibles et je ne veux pas risquer de voir détruit le fruit de neuf ans de travaux d’approche pendant lesquels, croyez-moi, j’ai souvent couru de gros dangers. Convenu ? — Convenu. — Bon. Voici la liste des choses qu’il vous faut vous procurer. Je vais essayer de décider le BIM à me prêter un de leurs espoirs. Tête levée, Stella regarda s’éloigner l’hélicoptère qui les avait déposés sur la crête des collines de Ti-mangua. Il disparut derrière un nuage. Alors elle baissa les yeux, les laissa errer sur la forêt qui s’étendait en contrebas, et regretta presque sa décision. — Allons, au boulot ! Allez, les blancs-becs, secouez-vous ! Nous partons dans dix minutes. Tilembé, Akoara, kénié dato siri ! Kénié ! Docilement, les deux porteurs indigènes commencèrent à classer les divers ballots qui jonchaient le sol. — Pourquoi ne sommes-nous pas allés en hélico jusqu’à la plaine de Birem ? Cela nous aurait épargné plus de cent kilomètres de marche. Laprade se retourna. — Parce que je n’ai jamais eu l’intention d’aller vers les monts Karamélolé. — Pourtant, votre plan de prospection, déposé… Le jeune ingénieur des mines laissa traîner sa phrase. — Le plan ! Toujours le plan ! Je m’en fous, du plan ! Bien sûr que je l’ai déposé, le plan, sans cela le BIM ne vous aurait pas laissé venir avec moi, et j’ai besoin de votre présence ! Non, nous allons dans le bassin de l’Iruandika, mais de l’autre côté. Il y a là des tas de gîtes que j’ai repérés. Vous pourrez les cartographier et les expertiser, je vous les donne. Ça se trouve chez les Umburu, je m’en moque. Après, nous irons vivre quelques mois chez mes amis Ihambés, comme cela cette jeune fille pourra faire son travail. S’il avait fallu attendre que vous trouviez vous-même des gîtes, les six mois n’y auraient pas suffi ! Vous entendez, monsieur Achille Gropas ? Le jeune homme pâlit. — Je connais mon métier, monsieur ! — Je n’en doute pas ! Vous devez être très fort sur la théorie, mais peut-être manquez-vous encore d’expérience. Allons, en marche ! — Ainsi, personne ne sait où nous allons ? Et si nous nous perdons ? — Nous ne nous perdrons pas, mademoiselle. Et j’ai un poste émetteur. Marchons, le soleil n’attend pas ! Il se pencha, jeta sur son dos le plus gros des paquets, et, carabine en main, partit à grandes enjambées, son lion sur ses talons. — Quelle brute ! dit le jeune Grec. — Peut-être. Allons, sinon nous resterons en arrière. Laprade était déjà à cent mètres, suivi des deux indigènes taciturnes. Stella ajusta sa charge, relativement légère, du mieux qu’elle put, et ils partirent à sa suite. — Il y a longtemps que vous êtes sur ce monde ? — Six mois, miss. C’est mon premier travail sérieux sur le terrain. Je sais que je manque d’expérience, mais me l’entendre dire de cette façon ! Elle eut un léger rire. — J’ai l’impression que nous en verrons d’autres, avant le retour. Ce Laprade est un phénomène ! — Un forban, plutôt. L’ennui, c’est que nous lui devons nos plus riches mines. — Il est si fort que ça ? — Hélas oui ! Il le sait, d’ailleurs, et, en tant que seul prospecteur indépendant, il nous tient la dragée haute. Au début, les grands pontes, sur Terre, ont essayé de l’acheter, puis de l’intimider, enfin de le chasser. Chaque fois, ils durent y renoncer. En 2230, le Bureau, s’appuyant sur sa charte, lui a signifié un arrêt d’expulsion. Vingt-quatre heures après, la voie ferrée, dans les passes de Kwalar, était recouverte d’une avalanche de rocs telle qu’il à fallu six jours aux bulldozers pour la dégager, et les trois postes de pré-raffinage que nous avons dans les montagnes étaient submergés par les indigènes, qui firent tout le personnel prisonnier. Alors, on a rapporté l’arrêt, et tout est rentré dans l’ordre. Lui et son lion sont des figures de légende parmi les tribus. Sans lui, l’extension des travaux ne pourrait se faire que par le fer et par le feu, et vous savez ce qu’il en adviendrait de notre charte restreinte ! — Oui, l’article 4 de la déclaration de 2098. Si le Bureau avait la charte large… — Aucune chance. Elle ne peut être accordée que pour les planètes inhabitées, ou celles où la vie intelligente est classée comme incivilisable. Le gouvernement fédéral est intransigeant sur ce point. Ce n’est pas le cas ici. Les indigènes sont pour la plupart au stade des peuples chasseurs, mais ne sont pas stupides, ni cruels. Es auraient pu massacrer le personnel de nos postes, il y a quatre ans. Ils se sont contentés de les intoxiquer en mettant dans le réservoir d’eau potable des racines de kokokolo. Ils évitent soigneusement tout incident avec nous. Dans un sens, c’est dommage. Eldorado ne serait vraiment rentable que si on l’exploitait en grand, ce qui supposerait une colonisation massive, que la charte restreinte interdit. Nous sommes limités à 40 000. — Alors, vous vous dépêchez ? La voix tonnante les fit sursauter. Assis sur un roc, Laprade les regardait venir, un mauvais sourire aux lèvres. — N’écoutez pas ce qu’il vous dit, mademoiselle. C’est un sycophante du Bureau. Si on les laissait faire, ils ravageraient ce monde comme ils en ont ravagé bien d’autres, pour que nos élégantes et nos petits messieurs de la Terre puissent changer d’hélico et de voiture trois fois par an ! — Vous les y aidez bien en trouvant des mines pour eux ! — Peuh ! C’est sans danger ! Ils ne pourront pas exploiter la grande majorité d’entre elles, mais achètent les droits quand même, au cas où leur charte exclusive serait révoquée. Laissons tout ça, et regardez plutôt devant vous. N’est-ce pas beau ? Une prairie humide de montagne descendait en ondulant mollement jusqu’à la forêt, émaillée de fleurs multicolores et étranges, trouée de-ci de-là de roches grises émoussées. — Il y a quelques milliers d’années, la glace emplissait cette vallée. Le glacier venait des monts Toumbou, à droite de nous, serpentait là en bas, puis allait s’étaler sur la plaine de Kindo, à gauche. Le niveau de la glace, au maximum de la glaciation, était à peu près là où nous sommes. C’est ce qui donne ce relief adouci. Puis le climat changea, le glacier disparut. Mais ses moraines frontales, toutes fraîches encore, barrent la plaine, et ont provoqué la formation d’un marécage derrière elles, marécage dont il nous va falloir franchir la tête, demain. Ensuite, nous traverserons à nouveau la forêt, puis nous arriverons aux grandes plaines, et le chemin sera plus facile. — Y a-t-il des animaux dangereux ? — Oui, quelques-uns. Il y a aussi les moustiques, ou en tout cas leurs homologues, qui ne valent pas mieux. Allons ! A midi, ils avaient presque atteint le fond de la vallée. Sitôt le repas achevé, Laprade, écourtant la halte, donna le signal du départ. — Je tiens à arriver avant la nuit aux grottes de Dhôu, dit-il à Stella. C’est le meilleur refuge dans cette région. Le soir les vit sur un pointement rocheux, aux falaises abruptes creusées de cavernes et d’abris. Armes en main, ils avancèrent prudemment, le lion en avant, mais les cavités étaient vides, et rien ne troubla leur sommeil. Stella s’éveilla de bonne heure, le lendemain, Les deux porteurs s’affairaient près du feu, à l’entrée de la voûte, et la fumée montait paresseusement, glissait le long de la roche et disparaissait brusquement, aspirée par le vent. Elle se leva, explora. Dans des recoins, des brassées de bois sec indiquaient que l’abri était fréquenté assez souvent, par Laprade ou par d’autres. Sur la paroi, des noms étaient gravés dans la roche tendre : Bill Hickock, 2212, Jean Carrère, 2217, Louis Leblanc, 2217, Ted Henderson, 2221 (homonyme, ou parent éloigné ?). G. Klein, 2222. Puis, régulièrement, presque chaque année, Téraï Laprade, depuis 2225. Elle tira son couteau et ajouta son nom. Les hommes dormaient encore. Elle s’assit, prit quelques notes. Avec un rugissement de bien-être, Laprade se mit sur pieds d’un bond. — Léo ? Où es-tu ? — Il est sorti il y a quelques minutes. — Vous êtes déjà éveillée ? — Depuis une heure. — Ah, le sommeil ! C’est ma faiblesse. Il faut que je dorme. Eh là ! Vous, le mineur ! Debout ! Il poussa du pied Gropas qui gémit et se retourna avant d’ouvrir les yeux. — Dire que c’est ce que la Terre fait de mieux aujourd’hui ! Regardez-le ! On aurait eu dix fois le temps de le tuer ! Ah ! voilà Léo. Tout va bien, mon vieux ? Il se pencha, prit l’énorme tête entre ses bras. — Léo, vieux copain ! Tu me consoles des hommes ! Il n’y a que toi et moi de bons dans l’univers, toi et moi, deux grosses brutes d’homme et de lion ! La bête rugit doucement, d’un rugissement saccadé, presque articulé. — Vous croyez qu’il vous comprend ? — C’est un superlion, mademoiselle ! Que vous apprend-on à l’école, aujourd’hui ? Mon père travaillait avec Langley, à Toronto. Léo était à peine né quand ces andouilles de fondamentalistes ont brûlé le laboratoire, il y a onze ans, sous prétexte qu’on y bafouait l’œuvre de Dieu ! Comme s’ils étaient dans le secret de Dieu, comme s’ils pouvaient savoir, ces tristes imbéciles qui prennent au pied de la lettre tout ce qu’il y a dans la Bible, aussi bien et plus le ramassis de légendes d’un peuple cruel de l’Age du Bronze que ce qui est vraiment divin, et qui les dépasse ! Tout a brûlé : Langley, mon père, le père et la mère de Léo, ses frères et sœurs ! J’ai réussi à le sauver, mais je n’ai pu sauver mon père, tué dès le début par une grenade incendiaire ! Je faisais ma thèse, alors. Ma mère est morte peu après. Une fois qu’on eut pendu quelques-uns des assassins – les moindres, comme d’habitude ! – j’ai foutu le camp, ne voulant plus rester sur Terre. Après un an sur Ophir II, comme Eldorado est le bout du monde, j’y suis venu, avec Léo. Vous savez, il a un quotient d’intelligence de 85 ! Ça ne le met pas tellement plus bas que la moyenne humaine ! Deux générations de plus, et nous aurions eu, pour nous aider sur les planètes sauvages, des compagnons encore plus précieux que mon pauvre Léo ! Vous rendez-vous compte de ce qu’ils ont fait, ces salauds ? Il est seul, seul de son espèce, assez intelligent pour le comprendre, pas assez pour trouver l’oubli dans quelque chose qui le dépasse ! Accepteriez-vous de vivre, vous, seule, entre un monde de dieux et un monde de singes ? — Je… je ne savais pas. — Oh ! excusez-moi, je me laisse emporter. D’ailleurs, il y a peut-être quelque espoir. Ramakrishna, sur Bohar IV, a repris le travail de Langley et de mon père. Peut-être Léo aura-t-il une compagne un jour. Normalement, il devrait vivre une quarantaine d’années. Allons manger quelque chose, et partons ! Vers 10 heures du matin, ils rencontrèrent le marécage. Le sol devint mou, visqueux, les bottes s’enfonçaient et collaient, sortant de la boue avec un bruit de succion. Léo sautait de monticules en monticules, secouant ses pattes comme un chat pour en détacher la vase. Puis l’eau gicla sous les pieds, et la marche devint encore plus pénible. Entre les troncs des arbres palustres, des mares apparurent, couvertes de végétation flottante, et il fallut les contourner. Des milliers d’insectes tournoyaient et, avant d’avancer davantage, Téraï enduisit leurs mains et toutes les parties découvertes de leur corps d’un liquide huileux et odorant. Mais, si cela découragea la majorité des « moustiques », certains, plus hardis, piquaient quand même, et Stella sentit sa figure gonfler, et d’épouvantables démangeaisons à la jointure des doigts. Laprade haussa philosophiquement les épaules. — Rien à faire ! Vous vous y habituerez. D’ici à quelque temps, vous souffrirez moins. Lui aussi ! Le jeune ingénieur offrait aux regards une face bouffie, aux yeux en étroites fentes. — La réaction au venin diffère selon les individus. Il est, je puis vous l’affirmer, en bien plus piteux état que vous ! A midi, ils mangèrent rapidement, perchés sur des souches pourries. Comme elle se relevait, Stella glissa et tomba de tout son long dans une mare peu profonde. Laprade jura. — Debout ! Vite ! Etes-vous mouillée ? — Trempée ! — Changez de vêtements tout de suite ! Nous tournerons le dos. Je ne crois pas qu’il y ait des niambas dans ces eaux, mais on ne sait jamais. Quand elle fut séchée et rhabillée, ils repartirent. — Qu’est-ce que ces niambas, je vous prie ? — C’est… Nom de Dieu ! Léo rugissait, jetant d’un geste rapide sa patte en avant, toutes griffes dehors. Une tête surgit d’un chenal, une tête triangulaire, reptilienne. Déjà, Laprade tirait. La tête éclata sous l’impact de la balle à haute vitesse. — Un boa des marais ! Bien entendu, ce n’est pas un vrai boa, ni même un reptile, mais il en joue fort bien le rôle. Sans Léo, nous passions à côté de lui sans le voir, et un de nous au moins ne serait sans doute plus vivant maintenant ! Ils arrivent à mesurer quinze ou vingt mètres de long ! Il se tourna vers les indigènes, les interrogea, l’air mauvais. — Ce sont des bêtes rares, heureusement. Mes deux porteurs prétendent n’en avoir jamais vu ici. Je les crois, car j’ai traversé vingt fois ces marécages, et c’est le premier que j’y rencontre. Allons, filons, je serai plus tranquille quand nous serons loin d’ici. Au soir, le terrain se mit à monter, et ils campèrent sous un arbre géant, sur la terre sèche. Le lendemain matin, Stella se sentit lasse, fiévreuse, mais attribua cette fatigue à la marche et à son manque d’entraînement. Toute la journée, elle se traîna. Deux ou trois fois, elle faillit en parler à Laprade, mais se contint : marche ou crève, avait-il dit, et elle ne voulut pas se plaindre. Elle se contenta de prendre, à la dérobée, deux pilules de pan vaccin. Elle dormit mal, cette nuit-là, et se réveilla à l’aube. Tout était calme. Léo veillait, le mufle posé sur ses pattes croisées. Laprade et Gropas reposaient un peu plus loin, sous leurs couvertures. Elle avait froid, mais sentait en elle un noyau brûlant, au ventre. Doucement, elle tâta, poussa un petit cri : sous ses doigts, un peu plus bas que le nombril, elle délimita une grosseur, comme un œuf de poule enfoncé sous la peau. Elle s’éloigna un peu, défit son vêtement : il y avait bien une grosseur, rougeâtre dans le cercle de lumière de la lampe électrique. Comme elle revenait au camp, une douleur la traversa, fulgurante. — Monsieur Laprade ! Il se dressa d’un bond, fusil au poing. — Qu’y a-t-il ? Elle expliqua, le vit pâlir dans la faible lumière de l’aube. — Combien avez-vous eu de douleurs ? — Une seule. — Ouf ! Il est encore temps ! Gropas, debout ! Il lui lança un coup de pied dans les côtes. L’ingénieur se leva, furieux. — La trousse, vite ! C’est une question de vie ou de mort ! Etendez-vous, mademoiselle, je vais vous opérer d’urgence. N’ayez pas peur, j’ai déjà traité des cas semblables. Vous, tenez-la, qu’elle ne remue pas ! Pas de temps pour une anesthésie ! Akoara ! Tilembé ! Ota esi rai ! Kila niamba éto ! Les deux porteurs se jetèrent sur elle, lui tinrent les jambes, tandis que Gropas, effaré, immobilisait les bras et que Laprade flambait un bistouri et des pinces. Il dénuda la peau du ventre, puis, d’un geste rapide et précis, ouvrit la grosseur. Le sang gicla, qu’il épongea. Il agrandit la fente, doucement. A demi-morte de peur, la jeune fille gémit de douleur, sans oser bouger. Laprade fouillait maintenant avec les pinces dans la plaie. — Là, ça y est, vous êtes sauvée, mais il était temps ! Il jeta à terre une masse blanchâtre souillée de sang, versa dans la cavité un antiseptique. — Si vous m’en aviez parlé hier, on aurait pu, avec de la quinine, éviter cette opération. Vous savez, quelques minutes de plus, et vous étiez perdue ! Tenez, il était mûr, le voilà qui crève ! Elle tourna la tête, suivit le geste de la main du géant. Sur le sol, la masse blanchâtre s’était fendue, et il en sortait une multitude de globules gluants, amiboïdes. — Akoara, sita éto ! Le porteur versa un peu d’alcool sur le grouillement, y mit le feu. — Qu’est-ce que c’était ? — Un niamba, que vous avez ramassé avant-hier quand vous êtes tombée dans l’eau. Ce sont des bêtes parasites qui s’introduisent sous la peau de l’abdomen, prolifèrent très vite dans une enveloppe, puis, quand ils sont « mûrs », sécrètent une diastase qui détruit la paroi interne, et ils se répandent dans votre ventre ! Une fois qu’ils y sont, tout est perdu, il ne reste plus qu’à se brûler la cervelle. Ils vous mangent vivant ! Bon Dieu, n’avez-vous pas senti une piqûre violente, quand vous êtes tombée ? Tout en parlant, il apprêtait un agrafeur, posait deux points de suture. Elle grimaça de douleur. — Si, mais je n’y ai pas prêté attention. C’était quand je me changeais, et j’ai cru à un moustique. — Il faut faire attention à tout, dans ces foutus marais ! Et, hier, vous vous êtes sentie fiévreuse, épuisée, n’est-ce pas ? Vous auriez dû me le dire ! — Vous auriez pu vous-même vous inquiéter de ma santé, au lieu de chercher les poux de votre lion ! — Léo est comme un enfant, par certains côtés. Si je ne m’occupais pas de lui, il serait bientôt envahi de vermine ! Mais vous, vous êtes censée être adulte ! Là où nous allons, si vous n’êtes pas capable de veiller sur vous, vous ne ferez pas long feu ! Enfin, j’aurais dû vous avertir. Je me demande pourquoi je ne l’ai pas fait ! — Le boa est arrivé comme je vous posais la question. — Ça ne fait rien, j’aurais dû y penser. Je suis le chef, c’est donc moi le responsable. Si jamais cela vous arrivait alors que vous êtes seule, n’hésitez pas à vous opérer vous-même ! Après la deuxième douleur, il y a encore quelques chances, la poche n’est pas ouverte. Après la troisième… Là, avec ce baume cicatrisant, dans deux jours nous pourrons repartir. CHAPITRE IV LA FUITE DEVANT LES UMBURUS Stella reposait sous le toit de branchages, allongée sur le dos, la tête sur un sac. La hutte était largement ouverte en face d’elle, et elle pouvait voir, en enfilade, une dizaine de troncs géants lançant vers le ciel leurs fûts lisses et drus. A vingt mètres de haut, ils explosaient en frondaisons serrées, voûte dense à travers laquelle ne filtrait qu’une lumière sous-marine. Entre les troncs, le sol était presque nu, parsemé de quelques herbes maladives, sevrées de soleil. Laprade avait construit l’abri en maugréant, parlant du temps perdu, de la difficulté à trouver de la viande fraîche, maudissant les incapables qui ne peuvent veiller sur eux-mêmes. Pourtant, il avait, sans cesser de pester, tressé avec soin pour elle un lit de branches souples. Assis devant la porte, près d’un feu mourant dont le filet de fumée montait tout droit dans l’air immobile avant de s’étaler en panache contre le feuillage, Gropas écrivait son journal. Elle le regarda : le dos large tendait la chemise mouillée de sueur, les muscles se mouvaient sur l’avant-bras nu, elle apercevait parfois son profil régulier sous les cheveux courts, noirs et bouclés. Elle s’étonna de l’avoir jugé malingre. Il était vrai qu’à côté de Téraï tout homme normal paraissait un avorton. Laprade était invisible, ainsi que les porteurs. — Monsieur Gropas ! Il tourna la tête, se leva, vint vers elle. — Ah ! vous êtes réveillée, mademoiselle. Comment vous sentez-vous ? — Mieux, bien mieux. Je crois que je pourrai reprendre la route demain, avec vingt-quatre heures d’avance sur les prévisions de notre ami. Cela lui rendra peut-être sa bonne humeur ? — J’en doute. Quel ogre ! — Il ne faut pas mal le juger. C’est un solitaire, et il n’a pas eu de chance. Avec ses capacités, il devrait occuper un poste important, dans une université ou une compagnie. Ce drame de 2223 en a fait un exilé. Il n’a que son lion comme ami… — Cette bête ! Elle me fait peur ! — Pourquoi ? Léo est très gentil, bien qu’il semble à peu près nous ignorer. — Une… une bête n’a pas le droit de penser ! — Voyons, monsieur Gropas, vous êtes ingénieur ! Ne partagez pas de stupides superstitions ! Je suis de l’avis de Laprade à ce sujet, vous savez ! Cet incendie du laboratoire de zoopsychisme de Toronto a été un crime abominable et idiot ! — Peut-être… — En tout cas, si c’est là votre avis, cachez-le bien. Je crois Laprade capable de vous tuer, si vous disiez cela devant lui. — Oh, je le sais ! Tenez, le voilà. Téraï venait d’apparaître entre deux troncs, silencieux comme une ombre. Derrière lui, ses deux porteurs marchaient en file indienne, une grosse branche sur l’épaule, de laquelle pendait un quadrupède cornu. Léo fermait la marche, l’air satisfait, quelques traces de sang au coin de la gueule. — Voilà qui va nous changer des conserves ! C’est une chèvre des bois, Pseudocapra sylvestris. Sans mon lion, elle nous eût échappé. N’est-ce pas, Léo ? — Que deviendrions-nous sans Léo, railla Gropas. Laprade se retourna, comme piqué par un serpent. — Je ne sais ce que vous deviendriez, monsieur l’ingénieur, mais je sais que, pour ma part, il m’a déjà plusieurs fois sauvé la vie. A vous aussi, quand nous sommes passés à côté du boa sans le voir. Il vous aurait certainement pris en premier, on dit qu’ils raffolent de viande faisandée ! D’ailleurs, si Léo ne vous plaît pas, la forêt est grande. Mon chemin va par-là, je vous laisse toutes les autres directions ! — Voyons, monsieur Laprade, Gropas n’a pas voulu vous injurier. — Il ne manquerait plus que cela ! Comment allez-vous ? — Mieux. Je crois pouvoir partir demain matin. — Parfait. Départ demain matin, donc. Et il rejoignit les porteurs qui dépeçaient la chèvre. « Il aurait pu me complimenter sur mon courage, pensa Stella. Décidément, le Grec a raison, ce n’est qu’une brute. » La forêt finissait brusquement. Après un épais rideau de lianes et de broussailles, les géants sylvestres s’arrêtaient net, et au-delà il n’y avait qu’une pente douce couverte de hautes herbes, filant vers des collines arrondies, empilées jusqu’à l’horizon. De-ci, de-là, des bosquets rompaient la monotonie de la brousse. Le soleil écrasait cette immensité roussâtre et, après leur long séjour dans la pénombre, ils clignotèrent longtemps des yeux avant de s’habituer à la lumière brutale. — Le pays des Umburus. Il s’étend sur tout le versant gauche du bassin de l’Iruandika. Au-delà, c’est le domaine des Ihambés, qui sont mes amis. — Et les Umburus ? — Heu ! moitié-moitié. Je ne sais trop sur quel pied danser avec eux. Ils m’ont toujours bien reçu jusqu’à présent, mais sans chaleur. C’est dans ces collines que se trouvent les riches gîtes miniers dont je vous ai parlé, Gropas. Si le BIM veut les exploiter, ils pourront construire un wharf sur l’Iruandika, qui est navigable pour les plus grosses péniches jusqu’à son embouchure. De la mer de Ktot à Port-Métal, il y a déjà la voie ferrée. — Et que sont ces gisements ? — Oh ! un peu de tout, vous verrez : germanium, chrome, nickel, lithium, gallium surtout. Mais aussi pas mal de béryl pierreux. Vous savez, je n’ai fait que passer. A vous de délimiter les filons, les gîtes secondaires, etc. — Et vous me guiderez ? — Pendant un mois. Ensuite, nous irons chez les Ihambés, et là, pas de prospections, compris ? — Pourquoi donc ? — Parce que les Ihambés sont mes amis, et que je ne veux pas qu’on les embête ! — Et si les Umburus sont hostiles ? — A vous de vous débrouiller. Mais je ne le crois pas. Ils sont encore à l’âge de pierre, et se moquent des minerais. — Est-ce vrai, ce bruit qui court, que les monts Hétio sont pourris de métaux rares ? — Qui a dit ça ? — Mac Léod… — Mac Léod est un imbécile. Ce n’est pas parce qu’il a écrasé son avion sur les monts Hétio – entre parenthèses, j’ai risqué ma peau pour aller l’y chercher – qu’il a une compétence de géologue ! — Il a rapporté des échantillons ! — On peut toujours, sur cette planète, trouver quelques échantillons riches. D’ailleurs, tout ceci est hors de la question. Les monts Hétio sont sacrés pour toutes les tribus, et même pour l’empire de Kéno. Je ne suis pas encore arrivé à savoir pourquoi, et il est malsain de poser des questions trop précises à ce sujet. Si mes amis ihambés apprenaient que j’ai atterri avec mon hélico sur leur Rossé Mozeli, leur « Montagne des Dieux », je n’aurais plus qu’à déguerpir, et vite ! Aussi, tant que nous serons chez les uns ou les autres, motus sur les monts Hétio ! Au soir, ils campèrent sur les bords d’une petite rivière, la Mokibata, affluent de gauche de l’Iruandika et, pour la première fois, Laprade ne se reposa pas entièrement sur Léo pour la sécurité du camp. Chacun dut monter la garde à son tour. Pendant l’après-midi, le superlion avait battu l’estrade, à droite et à gauche, revenant de temps en temps faire son rapport. Une fois, Laprade s’était longuement arrêté, étudiant des traces dans de la boue demi-sèche : à côté d’empreintes animales variées, deux pieds s’étaient moulés dans la vase, deux pieds presque humains, avec simplement des doigts plus longs. — Un chasseur. Il voyage vite, allège. Il a perdu son compresseur pour retoucher ses pointes de flèches en silex quand il a sauté ici. C’est probablement un homme du clan ihimi. La nuit passa pourtant sans alerte. Le lendemain, ayant franchi la rivière à gué, ils marchèrent rapidement, dans la savane monotone, parcourue de troupeaux d’herbivores. Ils ne s’arrêtèrent que quelques minutes, à midi, pour manger. — Je veux sortir avant ce soir du territoire ihimi, dit Téraï. Ce sont de mauvais coucheurs, et la dernière fois que je les ai vus, il y a trois mois, ils étaient anormalement excités. Leurs voisins, les Miho, sont plus calmes. A cinq heures du soir, Léo, qui formait l’arrière-garde, arriva à longs bonds souples, comme une flamme rousse sautant de touffe d’herbe en touffe d’herbe. Il eut une courte « conversation » avec Laprade. — On nous suit. Une vingtaine d’hommes ! Hâtons-nous ! Le contact eut lieu un peu avant le crépuscule. Léo gronda subitement, Laprade se retourna, arma son fusil d’un geste sec. — Faites comme moi, bon Dieu ! Gropas, pâle mais résolu, se plaça à côté de lui. Stella sentit un frisson courir le long de son dos. La plaine semblait vide, aucun bosquet ne se dressait à proximité et, sous les rayons obliques et rouges, les herbes ondulaient, comme pleines d’ennemis. Leurs porteurs avaient déposé leurs ballots, et surveillaient l’arrière, fusil au poing. A cinquante mètres, des formes se dressèrent, bariolées de couleurs vives. — Merde ! Ils sont peints en guerre ! Ne tirez pas sans mon ordre, taisez-vous et, quoi qu’il arrive, obéissez-moi sans hésiter ! Un homme se détacha du groupe, approcha lentement. Quand il fut à dix pas, il leva la main droite, paume tournée vers eux. Laprade ne bougea pas, mais il sembla à Stella que son corps se détendait un peu. L’indigène resta un moment dans cette pose, sans parler, et elle put l’examiner à loisir. Il était très grand, plus de six pieds, large d’épaules et maigre. Ses cheveux noirs tournés en chignon sur le haut du crâne portaient quatre plumes de Pseudoavis gigas qui palpitaient lentement au vent du soir. La face était farouche, ensauvagie par le lacis de traits de couleurs violentes, vert et violet, qui la décorait. Entre les traits, la peau paraissait bronzée. Il portait à la main un arc, un carquois battait son dos et deux grandes lames de silex appointées, à poignée de gomme, étaient passées dans sa ceinture. — Aké, Tohiral dit Laprade. — Aké étou, Tohira ma ! — Ça va bien, glissa Téraï à Stella, il répond à mon salut. Il échangea quelques phrases avec le barbare. — Ils ne veulent pas que nous restions sur leur territoire. Comme je n’en avais pas l’intention, cela peut s’arranger. Imo romania Iruandika, Tohira ! La face du guerrier se ferma. — Ana Iruandika ! Iruandika manou Umburu ! — Iruandika manou Ihambé, ko ! — Ihambé schlafa ! Il cracha à terre d’un air de dégoût. — Umburu imino Ihambé, ôia Ihimi ? — Ihimi imino ! Miho schlafa ! Erguen irité ko ! — Ça se gâte ! Je lui ai dit que nous allions vers l’Iruandika. Il ne veut pas. La rivière appartient aux Umburus, prétend-il. Comme je lui ai fait remarquer qu’elle appartient aussi aux Ihambés, il m’a dit qu’ils sont en guerre contre eux. A vrai dire, la suite de son discours semble indiquer que seuls les Ihimis sont en guerre. Ils veulent que nous revenions sur nos pas. Je vais lui demander jusqu’à demain. — Erguéni ko to itira. Egara timi (Il montre Stella.) Assinossi Tohira guéba. Le guerrier hésita, s’approcha de Stella, la regarda longuement. — To itira, né ! Il tourna le dos et s’en fut majestueusement vers ses hommes. — Ouf ! J’ai obtenu le délai ! — Que me voulait-il ? — Je lui ai dit que vous étiez épuisée, que vous étiez une femme, et qu’un grand chef comme lui devait avoir pitié d’une femme. Il s’est approché pour vérifier que vous appartenez bien au sexe féminin. Vous êtes habillée en homme, rappelez-vous. — Qu’allons-nous faire ? demande Gropas. — Le tout est de joindre le territoire miho. C’est d’ailleurs là que se trouvent vos gîtes. Si j’étais seul, je ferais semblant de retourner en arrière et, à marches forcées, je contournerais le pays ihimi par l’Est. Avec vous deux, je ne sais si c’est possible. — Qu’y a-t-il d’autre à faire ? — Rien. Retourner. — Ils ne sont qu’une vingtaine. — Pour le moment. D’ici à demain, ils seront cinquante ou cent ! — Essayons le détour, dit Stella. Il la regarda curieusement. — Ce sera dur, mademoiselle. Infernal. Il faudra battre à l’endurance des chasseurs habitués à traquer le gibier à pied. Vous en croyez-vous capable ? — J’ai fait l’Everest ! — Ce n’est pas la même chose ! Enfin, c’est quand même une référence. On peut essayer, si vous voulez. D’ailleurs, pour ne rien vous cacher, cette concession de sa part, d’attendre demain matin, ne me dit rien qui vaille. Il doit compter sur des renforts, se jugeant incapable, avec une vingtaine d’hommes, de nous massacrer. J’ai une certaine réputation, même chez les Umburus. — Vous pensez que cette concession cache une traîtrise ? — J’en ai bien peur. — Si nous en réchappons, cette entrevue sera un des points culminants de mon film ! La lumière n’était pas fameuse, mais cela ajoutera au « vécu » de l’affaire ! — Vous l’avez filmée ? Comment ? Elle leva la main gauche. A l’annulaire, une bague portait un énorme chaton d’opale. — Il y a là-dedans une caméra microscopique, fabriquée par la maison Barneveldt et de Camp, aux Etats-Unis. — Bon. Voici ce que j’ai décidé. Nous allons nous installer comme pour passer la nuit ici, et manger. Dès que l’obscurité sera tombée, nous allons confectionner avec des herbes et nos vêtements de rechange des mannequins que nous disposerons autour du feu. Nous abandonnerons tout le reste, sauf nos armes. Léo restera à monter la garde près du feu, comme si nous étions là. Il nous rejoindra plus tard. Nous filerons avant le lever des lunes. Si nous arrivons à prendre quelques heures d’avance, tout ira bien. Compris ? Stella dut se forcer pour avaler sa nourriture. J’ai failli deux fois être tuée depuis que j’ai posé le pied sur ce monde, pensa-t-elle. Jamais deux sans trois, dit-on. La troisième fois risque d’être la bonne ! Enfin, je l’ai voulu, ne nous plaignons pas. Téraï nous en tirera peut-être… » Elle le regardait s’affairer, assis dans l’herbe, triant dans les paquetages les choses absolument indispensables, en faisant cinq lots qu’il distribua. — Et si nous appelions Port-Métal ? Ils pourraient nous envoyer un hélico, et… — Je vous ai menti pour vous rassurer, mademoiselle. Je n’ai pas de poste émetteur. Si léger soit-il, c’est trop lourd. Sur cette planète, d’ailleurs, ou on est bien portant, ou on meurt de mort subite ! Il eut une longue conférence avec le superlion, expliquant patiemment plusieurs fois ce qu’il lui faudrait faire. — Et surtout, quand ils approcheront, tu files sur nos traces en te cachant. Pas de bataille, compris ? Léo semblait peu convaincu. — On les retrouvera, va ! Allons, fais ta ronde. La nuit était maintenant totale, et un vent frais s’était levé, couchant les herbes et la fumée. Deux yeux de flamme trouèrent l’obscurité, à la limite de la lueur rouge. Léo revenait. — Rien ? Allons-y. Je passe le premier, suivez-moi, puis Gropas et Tilembé. Akoara fermera la marche. Faites comme moi. Pas de bruit, et ne levez pas la tête. Si une bête venimeuse vous pique, crevez en silence ! Il se faufila entre les graminées, à quatre pattes, le fusil en bandoulière. Stella l’imita. Très vite, elle se rendit compte que ce n’était pas si facile. Son arme glissait, venait l’empêtrer, et il fallait sans cesse la rejeter en arrière d’un coup d’épaule. — Silence, bon sang ! (La voix lui parvint, feutrée.) On vous entendrait depuis la place de l’Opéra ! Elle faillit pouffer, et la peur passa. Mais, petit à petit, la fatigue vint. Il lui sembla qu’elle n’en finirait jamais de ramper dans les herbes coupantes. Elle avait mal aux reins, elle n’avait plus de peau aux genoux et aux coudes ! Une fois, elle mit la main sur quelque chose de gluant qui grouillait. Enfin, Laprade se dressa. — Vous pouvez vous lever. Il écouta longuement la nuit. Là-bas, loin derrière une ondulation du terrain, une lueur rouge marquait la place de leur feu. — En avant ! La nuit fut interminable. Les lunes éclairaient vaguement le paysage, mais leur lumière indécise masquait plutôt qu’elle ne révélait les obstacles ou les irrégularités du sol. Plusieurs fois, elle trébucha, d’autres fois, Gropas la heurta dans le dos, s’excusant à voix basse. Seuls Laprade et les deux porteurs marchaient imperturbablement. L’aube vint enfin, et le froid avec elle. Stella grelotta sous ses vêtements légers, regretta sa cape abandonnée. Aux premiers rayons du soleil, Laprade stoppa sous un arbre, grimpa agilement. Stella s’adossa au tronc noueux, jambes raidies de fatigue. — Je ne vois rien. Pourtant, à cette heure-ci, ils doivent s’être rendu compte que je les ai joués. En avant ! La marche reprit, impitoyable. Stella avait maintenant trouvé le second souffle, et ses jambes se mouvaient d’elles-mêmes. Vers neuf heures du matin, ils firent une courte halte pour manger. Quand elle voulut se relever, des crampes atroces la saisirent aux mollets. — Zut ! Et nous avons à peine commencé ! Il se pencha cependant sur elle, ses mains énormes massant les muscles douloureux avec une surprenante douceur. — Courage ! Le premier jour est le plus dur ! — Je le sais. J’ai eu les mêmes crampes, en grimpant l’Everest ! Ici, au moins, il ne fait pas froid ! Toute la journée ils avancèrent. Au crépuscule, Léo les avait rejoints. En quelques rauquements, il apprit à Laprade que la poursuite avait commencé, mais qu’il n’y avait pas davantage d’ennemis. Ils continuèrent une partie de la nuit, puis prirent quelques heures de sommeil, dans une ravine encaissée. Le lendemain passa comme dans un rêve. Ils allaient maintenant droit à l’Est, après avoir suivi pendant quelques kilomètres le lit d’un petit ruisseau pour brouiller leur piste. L’eau fraîche avait été douce aux pieds meurtris de Stella, mais ensuite la marche fut un supplice, jusqu’à ce que ses pieds aient à nouveau durci. Deux autres journées coulèrent ainsi. Petit à petit, Stella s’épuisait. Gropas ne valait guère mieux, il titubait. Laprade, traits tirés par le manque de sommeil – il employait une partie de son temps de repos à revenir en arrière pour essayer de détecter l’approche de l’ennemi – allait toujours, à grandes enjambées, titanique. A midi, au quatrième jour, la jeune fille s’écroula lors de la halte et ne put se relever. Gropas, allongé, respirait profondément, par saccades. Laprade les regarda, amer. — Fourbus ! Surtout lui ! Et ça veut prospecter ! Enfin, nous allons courir le risque. Nous ne partirons qu’à la nuit. Béate, elle sombra dans le sommeil. Elle rêva qu’elle était en bateau, que le roulis la projetait contre le bord dur de sa couchette. — Debout ! Vite ! Ils arrivent ! D’un sursaut, elle se dressa à demi, et cria. Tout son corps hurlait de douleur et de fatigue. Le ciel était pur, sans nuage, et les rayons du soleil déclinant éclairaient par-derrière la silhouette de Laprade, fusil en main. — Vite, corne de bouc ! Léo les a repérés ! Elle se leva lentement, étendit ses membres épuisés. — Je ne sais pas si je pourrai marcher ! — Oh si, vous marcherez ! Savez-vous ce qu’ils font à leurs prisonniers ? Ils commencent par leur arracher les cheveux un à un, puis les poils, puis ils leur brûlent les doigts, puis… — Assez ! Le cri monta du sol où Gropas était encore étendu. Il se leva péniblement. — Si nous avions pris un hélico, au lieu de marcher comme aux temps préhistoriques… — C’est en hélico que tu les trouveras, tes filons, crétin, répliqua le géant, méprisant. Géologue de cabinet, va ! Marche, et ferme ta gueule ! Ils partirent. Rien encore ne se montrait à l’horizon, dans les herbes hautes. Stella en fit la remarque. — Ils sont plus près que vous ne le croyez. Regardez bien le haut de cette ondulation. Tenez, vous avez vu ? L’espace d’un éclair, une forme verticale courbée avait paru entre deux buissons. — Courage ! Nous ne sommes plus qu’à dix kilomètres environ de la limite du territoire des Mihos. Si nous y arrivons, nous sommes sauvés. Jamais des Ihimi n’oseront nous y poursuivre ! Les clans sont jaloux de leurs terrains de chasse, et ce serait un casus belli, même s’ils appartiennent tous à la même grande tribu. Courage, Stella ! Elle le regarda, étonnée. C’était la première fois qu’il l’appelait par son prénom. Elle en fut troublée et réconfortée. Et la fuite continua, par les vallons et les collines, jusqu’à ce que Gropas s’écroulât au sol. — Je n’en peux plus. Sauvez-la. Je vais essayer de les arrêter. Sans répondre, le géant se courba, empoigna le jeune homme, le jeta comme un sac sur son épaule. — En avant ! Mais, peu à peu, la fatigue fit son œuvre. Sa respiration devint courte et sifflante, et il posa l’ingénieur à ses pieds. — Je ne peux plus vous porter. Essayez de nous suivre. Je vous laisse Léo. Au bout de quelques minutes, un coup de feu claqua. Ils se retournèrent. Gropas épaulait de nouveau. Un cri monta des hautes herbes, puis une volée de flèches vint s’abattre autour du Grec. Téraï haussa les épaules. — Il est fichu ! Dommage, avec quelques aventures de plus, il aurait pu faire un prospecteur passable ! — Ne pouvons-nous rien faire ? — Oh si, bien sûr ! Nous faire tuer avec lui ! Téraï prit son fusil, scruta la brousse, tira, deux fois. De nouveaux cris montèrent, de haine et de douleur. Gropas courait maintenant vers eux, de la course épuisée d’un animal fourbu et, pendant quelques instants, ils crurent qu’il réussirait à les rejoindre. Mais il s’entrava dans une touffe d’herbes, tomba, et quand il se releva, il était trop tard. Deux flèches se plantèrent dans son dos. Il resta encore debout, vacillant, lâcha une rafale de sa carabine, croula la face contre terre. Avec un hurlement démoniaque, un Ihimi surgit des herbes, un court sabre levé, — Ne regardez pas ! Elle resta immobile, figée par l’horreur. Le sabre s’abattit trois fois, l’homme se releva, tenant par les cheveux la tête de l’ingénieur. Une forme fauve se glissa derrière lui, se dressa, et le crâne de l’Ihimi éclata sous le coup d’une patte énorme. Déjà, Léo fonçait sur un autre ennemi. — Filez, bon Dieu ! La limite est là, de l’autre côté du ruisseau ! Je vais venir ! Tilembé, Akoara ! Faga ! Faga ! Les trois hommes épaulèrent, et les coups de feu claquèrent sur la brousse, répercutés en échos par les collines proches. Les Ihimis apparaissaient une fraction de seconde entre les touffes herbacées, courant vers eux, penchés en avant. De temps en temps, l’un d’eux se dressait, bandait son arc, et la flèche, avec un doux bruit d’air froissé venait vibrer à quelques mètres des Terriens. — Et de six, dit Laprade, glissant un nouveau chargeur dans son arme brûlante. Léo escarmouchait pour son compte, bondissant de-ci de-là sur le dos des ennemis, maintenant tout proches. Tilembé gisait à terre, mais ses mains crispées sur sa gorge d’où sortait le bout empenné d’une flèche. Quelque chose cingla violemment l’épaule de Stella, un trait qui la manquait de peu. Le choc la tira de sa torpeur, et elle épaula à son tour, cherchant à saisir sur son guidon ces formes fuyantes. Brusquement, elle en tint une : le chef qui avait palabré avec eux, il y avait si longtemps, semblait-il. Elle pressa sur la détente et, pour la première fois de sa vie, tua un homme. — Bravo, Stella, bien tiré ! C’est fini, Léo vient d’assommer le dernier, je crois. Le silence retomba sur la brousse. Lentement, prudemment, Laprade avança. Rien ne bougeait. Il se pencha sur le cadavre décapité de l’ingénieur, fouilla dans ses poches, en tira un portefeuille qu’il ouvrit. Il en tomba une photo de jeune fille, portant au dos, en anglais : « Pour Achille, avec toute ma pensée, sa fiancée, Lucy ». — Il avait une fiancée, l’imbécile ! Qu’est-ce qu’il est venu foutre ici ? Et ces salauds du BIM qui envoient sur une planète sauvage un bébé à peine sevré ! Maintenant il va falloir l’enterrer dans ce sol inhumain ! Merde ! Elle le regarda, choquée, le reproche aux lèvres. Quelque chose dans le visage de Téraï l’arrêta. Sous les paupières lourdes, les yeux bridés semblaient humides. — Eh voilà ! On est volontaire pour chercher de nouveaux filons, avec l’idée d’une promotion qui permettra de revenir plus vite sur Terre ! Et on crève comme un chien, sous les flèches de sauvages, loin de ce qu’on aime ! Putain d’espèce humaine ! Akoara, gadi ontoubé ! L’indigène approchait, portant le cadavre de son compagnon. Il décrocha de sa ceinture une courte pelle, commença à creuser la terre. L’humus était noir et chaud et exhalait une odeur étrangère. — Connaissez-vous quelque prière ? Je pense qu’il était croyant. Moi… — Il était sans doute orthodoxe, et je ne connais que le service protestant, dit-elle. Téraï haussa les épaules. — Ma chère amie, si Dieu existe, il se fout pas mal de ces subtilités. Allez-y. Je ne crois pas qu’il aurait aimé partir sans une prière. Stella leva les yeux, sa prière finie. Téraï n’était plus à côté d’elle, il examinait d’un air mécontent le court sabre avec lequel le sauvage avait décapité Gropas. — Je me demande où cet animal avait trouvé cette machette ! C’est la première fois que j’en vois une entre leurs mains ! Oh ! je suppose qu’il avait dû la voler à un prospecteur. Etes-vous prête ? Il jeta un dernier regard sur les deux tombes fraîches, côte à côte. — La dernière fraternité, peut-être la seule. Allons, marchons. Il partit, son fusil à la main, celui de Gropas en bandoulière. Ils franchirent le ruisseau, montèrent une pente. Léo avait disparu en avant, en éclaireur. Loin, très loin, une colonne de fumée dorée par le soleil couchant montait au-dessus de la brousse, et le vent leur apporta le roulement sourd d’un tambour. Téraï s’arrêta si brusquement qu’elle vint buter contre son large dos. — Mauvais. Les Mihos semblent eux aussi en guerre. Cette crapule de chef, que vous avez si bien descendu, m’avait raconté des histoires, j’en ai peur. Cela nous place dans une situation difficile ! — Qu’allons-nous faire ? — Passer quand même. Une fois que nous aurons franchi l’Iruandika, tout ira bien. Mais il reste encore plus de cinquante kilomètres, et il nous faudra nous infiltrer de nuit entre deux villages. La nuit passa sans incident. Au matin, la savane ondula devant eux en molles collines, sous le ciel sans nuage. Téraï marchait en avant, puis Stella, Akoara fermant la marche. Léo disparaissait pendant de longs moments, revenait faire son rapport, repartait. Vers midi, ils durent s’arrêter pour laisser passer un immense troupeau d’énormes animaux cornus, rappelant les bisons par leur bosse et leur barbe. — Mauvais. S’ils filent si vite, c’est qu’ils ont des hommes à leurs trousses, et en nombre ! Il faut se cacher, attendre qu’ils nous aient dépassés. Akoara, etin niké tito mé ? — Iga mé, Rossé Moutou ! — Bon, il y a une grotte par-là, que connaît Akoara. Allons-y. La grotte n’était qu’une cavité creusée dans la berge d’un ravin sec, à quelques centaines de mètres. Ils s’y enfoncèrent. Téraï traça une carte sommaire sur le sol de sable. — Voici où nous sommes. A dix kilomètres d’ici, il y a les deux villages jumeaux de Tirn et Tirne, gardant l’entrée d’un large défilé où court la Bosu, affluent de l’Iruandika. Vingt kilomètres plus loin, c’est la rivière, et le territoire ihambé. Une fois là, je réponds de votre sécurité. Nous allons attendre la nuit, et essayer de passer. Que veux-tu, Léo ? Ils sont là ? Restez ici, vous autres ! Il courba sa haute taille, passa dans l’entrée étroite de la grotte, disparut de la vue de Stella. Le temps coula, interminable. Pas un bruit ne pénétrait au fond de la cavité. Lasse d’attendre, la jeune file prit son fusil, sortit prudemment la tête. Téraï était invisible. Tordant le cou, elle finit par l’apercevoir, collé contre la pente, la tête dépassant à peine le niveau de la plaine, derrière un buisson. Doucement, elle le rejoignit. Il eut un geste de contrariété en la voyant, puis dit, tout doucement. — Attention ! Ils sont à moins de cent mètres. Elle regarda à son tour. A gauche, les traînards du troupeau n’étaient plus que des ombres dans un nuage de poussière et, courant d’une allure souple et aisée, une centaine d’indigènes armés d’arcs et de flèches les poursuivaient. — Grande chasse, souffla Téraï. Ceux-là ne sont pas dangereux, sauf s’ils remarquent nos traces, mais je les crois trop occupés par le gibier. D’ici peu, nous pourrons repartir. Poursuivants et poursuivis s’effacèrent dans le lointain. Téraï poussa un soupir de soulagement. — Ouf ! Nous voilà saufs pour le moment. Cent hommes, cela aurait été trop, même pour Léo et moi ! — Il en vient d’autres, à droite ! Des silhouettes venaient d’apparaître entre deux bosquets. Le géologue jura doucement. — Qu’est-ce encore que ces em… Mais… Il arracha ses jumelles de leur étui, les mit fébrilement au point. — Mais ils ont des fusils, nom de Dieu ! Et ils ne chassent pas, ils sont sur le sentier de la guerre ! Regardez leur coiffure ! Il lui passa les jumelles. Les quatre hommes portaient le haut panache de plumes et la peinture était encore fraîche sur leur visage. — Que faisons-nous ? — Attendons. De toute façon, il me les faut ! — Pourquoi ? — Il y a un ou des salauds qui jouent à nouveau le vieux jeu : armer une fraction des indigènes contre les autres ! Et ils ont choisi les Umburus, bien sûr ! Ce sont les seuls qui soient vraiment belliqueux. Il me faut ces fusils, comme preuve à envoyer au Bureau de Xénologie ! Stella se sentit froid dans le dos : le BIM emploierait-il ces méthodes, éprouvées, mais hors-la-loi ? — N’ont-ils pu les échanger à des prospecteurs ? — Personne n’est fou dans ce métier. Ces armes risqueraient trop de se retourner contre eux. Et ils savent aussi que j’aurais leur peau s’ils essayaient ce truc-là ! — Ils approchent ! — Tant mieux. Cela m’épargnera du chemin. Quand ils seront à trente mètres, tirez sur les deux premiers, je me charge des autres. — Mais… c’est un assassinat ! Ils ne nous ont rien fait ! — Ils ne se gêneront pas, s’ils nous découvrent. Et, je vous l’ai dit, il me faut leurs armes ! — Je ne peux tout de même pas… — Bon, ça va ! Vous flancheriez et vous nous feriez massacrer. Allez chercher Léo. Et mon appareil de photo. Allez, vite ! Elle obéit, subjuguée. Quand elle revint, les quatre guerriers, arrêtés à moins de cinquante mètres, examinaient attentivement le sol. — Vite, mon appareil ! Téraï prit une série de photos au téléobjectif. Les indigènes avaient recommencé leur progression, armes prêtes, à pas lents et prudents. Soudain, le plus grand épaula. Téraï saisit Stella, lui posa une main énorme sur la bouche. — Pwioun ! La balle passa en sifflant au-dessus de leurs têtes. Téraï relâcha son étreinte. — Ils nous ont vus ? — Non, ils tirent à tout hasard sur le buisson. Ils ont dû trouver nos traces. Etes-vous toujours décidée à ne pas… — Je ne sais plus. — Je n’aimerais pas risquer la vie de Léo, mais il le faut. C’est trop grave. Si on laisse des trafiquants vendre ou donner des fusils aux Umburus, d’ici à cinq ans la planète est à feu et à sang ! — Bon, je suis avec vous. Après tout, ils ont commencé. — Bravo ! Les quatre guerriers n’étaient plus qu’à une trentaine de mètres. Soudain, l’un d’eux indiqua le buisson, épaula. Un coup de feu claqua à côté de Stella, puis un autre. Alors, à son tour, elle tira. Là-bas, trois des indigènes gisaient au sol, le quatrième fuyait. Une balle de Téraï le rattrapa. Avec précautions – l’ennemi rusait peut-être – le géant sortit du ravin, s’avança vers les Umburus, Léo sur ses talons. Deux d’entre eux étaient morts, les autres gravement blessés. Téraï se pencha, machette en main. — Arrêtez ! Vous n’allez pas les achever ? — Si. — Je m’y oppose ! Il se retourna, un éclair de colère dans les yeux, puis haussa les épaules. — Comme vous voudrez. Ils seront bouffés par les fauves, cette nuit. — Laissez-les courir leur chance ! Peut-être leurs camarades les trouveront-ils en rentrant de la chasse ? — Peut-être, en effet. Dépêchons-nous ! Il ramassa un fusil, l’examina. — Le salaud qui les leur a donnés a meulé la marque de fabrique, mais il est des détails techniques qui ne trompent pas un expert ! Ce sont des Massetti, usine de Milan, à répétition et haute vitesse initiale. Bigre ! Il photographia les trois autres armes, les déchargea, brisa la crosse contre une pierre et, avec son marteau de géologue, déforma les culasses mobiles. — Personne ne s’en servira plus ! Filons ! Ils marchèrent sous le soleil encore haut, se cachèrent dans un fourré en attendant la nuit Manque ponctuation – Où est donc Léo ? — Il va nous rejoindre. Effectivement, le superlion parut bientôt, et Stella vit avec dégoût qu’il avait du sang à la bouche. — Vous… vous les avez fait achever par votre bête ! — Oui, et après ? Nous ne sommes pas sur Terre ici, mademoiselle ! Croyez-moi, je connais la règle du jeu ! — Vous n’êtes qu’un sauvage ! — Mais oui ! C’est pour cela que j’ai survécu, parmi les sauvages de ce monde. Si je les avais épargnés, la tribu aurait pensé que j’avais peur, et c’était fini, ma peau ou la vôtre n’aurait plus valu cher, même chez mes amis Ihambés. — Je… Je… — Vous auriez mieux fait de rester sur Terre ? Certes ! Mais vous êtes ici pour voir des sauvages. Eh bien, je vous les montre ! Maintenant, taisez-vous. Elle bouda, renfrognée, jusqu’au crépuscule. Ils partirent. La nuit était noire, les lunes n’étaient pas encore levées. Ils filèrent dans la brousse, sous la conduite de Léo. Loin, à gauche et à droite, une faible lueur rougeâtre indiquait les grands feux communautaires et, de temps en temps, des roulements de tam-tam trouaient le silence. Téraï se hâtait, sens tendus, scrutant l’ombre. Deux fois il les fit s’arrêter et, accroupis sous des broussailles, ils virent passer près d’eux des ombres furtives. — Rendez-vous d’amoureux, expliqua-t-il à la jeune fille. Les deux villages sont exogamiques, chaque jeune doit épouser un jeune de l’autre clan. Petit à petit, ils laissèrent les lueurs derrière eux, un bruit d’eau courante se fit entendre. — Le Bosu ! D’ici à quelques minutes, nous serons sauvés, je pense ! La rive était haute, plantée d’arbres, et ils se faufilèrent dans leurs ombres, projetées par Anthia, la plus grosse des lunes, qui venait de se lever. Téraï indiqua une longue ligne noire perpendiculaire à la rive. — Le wharf de la pêcherie commune. Nous allons y voler un bateau. Personne ne gardait les pirogues. Téraï choisit une petite embarcation effilée, qui avait l’air instable, mais rapide. — Montez ! Toi aussi, Léo ! Le superlion hésitait, peu pressé de quitter la terre ferme. Il finit par se décider et s’accroupit au fond. Le géologue prit une pagaie, Akoara une autre, et ils descendirent le courant. Trois heures plus tard, Téraï montra du bras une immense nappe d’eau qui luisait sous les lunes. — L’Iruandika ! Nous sommes sauvés ! CHAPITRE V SOUS LA TENTE DE PEAU Stella se réveilla brusquement, repoussa la couverture de fourrures. Par l’ouverture triangulaire, elle apercevait la vallée et la place de terre battue autour de laquelle les tentes de peaux étaient rangées en cercle. Bariolées de couleurs vives, elles lui rappelèrent l’imagerie de son enfance, les histoires de l’Ouest américain. Elle sortit. Le soleil, déjà haut dans le ciel, avait dépassé le sommet des falaises dans lesquelles se creusaient les grottes. Seuls, trois petits enfants jouaient au pied du grand totem, si semblables à des enfants humains qu’elle eut peine à croire qu’ils appartenaient à une autre espèce, qu’ils n’étaient que le fruit d’une évolution convergente. Les Terriens étaient arrivés tard dans la nuit. Téraï avait guidé la pirogue vers une crique secrète dissimulée sous les branches basses, où étaient amarrées les embarcations des Ihambés. Ils avaient suivi un sentier entre les arbres, laissant derrière eux le bruit de l’Iruandika, marché longtemps. Puis Téraï s’était arrêté, avait poussé trois coups de sifflet modulés, auxquels d’autres avaient répondu comme un écho. Un homme était sorti de l’ombre et, après une conversation en langue indigène, ils étaient repartis et, au bout d’une demi-heure étaient arrivés au camp du clan Téhé du peuple ihambé. Epuisée, Stella s’était endormie immédiatement. Un vieillard sortit d’une des tentes et la regarda avec méfiance. Sous le front plissé de rides, les yeux jaunes avaient gardé un éclat cruel. Mal à l’aise, elle désira la présence du géologue. — Où est Téraï Laprade ? demanda-t-elle, se sentant stupide. A sa vive surprise, il sembla comprendre. — Rossé Moutou ? Yeio ! Le bras desséché se tendit vers un des wigwams. Une peau d’animal pendait et fermait l’entrée. — Laprade ! Rien ne répondit. Elle souleva le rideau et entra. Il dormait encore, un énorme bras nu sortant de sous la couverture. Elle allait se retirer, se sentant indiscrète, quand un faible bruit attira son attention de l’autre côté de la tente. Une jeune femme indigène s’y affairait, cousant des vêtements de cuir avec une aiguille en os. Elle se leva, s’avança vers la Terrienne. Aussi grande que Stella, elle lui parut parfaitement humaine. Sous les cheveux de jais, tressés en lourdes nattes, le visage était régulier, les yeux noirs et larges, le nez fin et bien dessiné. Mais les dents, à demi visibles dans le sourire, étaient trop petites et trop nombreuses, et les canines dépassaient légèrement les autres dents, donnant à ce sourire quelque chose de carnassier. Elle répandait une faible odeur épicée. — Moi, Laélé, dit-elle en un français hésitant. Toi, qui ? — Stella Henderson. — Toi, femme à lui ? (Elle montrait Téraï.) — Non ! Amie seulement ! — Moi, femme à lui. Le sourire s’élargit encore. — Si toi, amie à lui ; toi, amie à moi. Stella resta sidérée. C’était donc vrai, ce qu’on disait de Téraï, à Port-Métal, qu’il vivait avec une femme indigène, une non-humaine ! Elle la regarda avec horreur. Un bâillement monstrueux la fît se retourner. Téraï s’était éveillé. — Vous avez fait connaissance ? Parfait ! Laélé pourra vous montrer des choses de femmes, ce que je ne pourrais faire. — Comment pouvez-vous…, dit-elle en anglais. Ses yeux se durcirent. — Pas ici ! répondit-il dans la même langue. Elle comprendrait. Plus tard ! Il fit voler la couverture, se dressa, vêtu d’un simple slip. Il s’étira, et les muscles jouèrent sous la peau brune, énormes et pourtant souples, sans nodosités. — Un beau type de mâle, n’est-ce pas, mademoiselle, dit-il, railleur. Quatre races mêlées, et j’ai pris le meilleur de chacune ! Il avança vers la porte, rejeta le rideau, s’étira encore, offrant son corps à la caresse du soleil. — Il fait bon vivre ! C’est une chose que vos gens des cités ne connaissent plus ! Hier, je n’aurais pas donné cher de nos peaux, et aujourd’hui… N’est-ce pas, Léo ? Le superlion venait d’apparaître, et il se frotta aux cuisses massives, les fouettant de sa queue. — Où sont donc vos amis les Ihambés, demanda Stella. Le camp est désert. — Les uns à la chasse, les autres à la rivière, ou ailleurs. Venez-vous prendre un bain ? L’eau doit être bonne, à cette heure-ci. — Volontiers, mais que porte-t-on ici comme costume de bain ? Le mien est resté dans mes bagages à l’hôtel. Il rit franchement. — Sa propre peau ! C’est bien suffisant ! Venez-vous ? Elle rougit, embarrassée. Il lui était arrivé de se baigner nue, sur certaines plages « chic » d’Honolulu ou de Floride, mais elle se sentait mal à l’aise sous son regard appuyé. — Avez-vous peur de la comparaison ? Laélé, enta siké ! Tchabolité na Stella bigom ! La jeune femme sortit de la tente, dégrafa sa tunique de cuir, la laissa glisser à ses pieds. Elle était splendidement faite. — Ici, mademoiselle, les conventions sont différentes de celles de la Terre. Personne n’hésite à se montrer nu, mais n’entrez jamais dans une tente pendant un repas sans y être invitée. Vous leur feriez une injure sanglante, et ils vous tueraient sans hésitation. Ne prononcez jamais non plus le mot de nourriture, ce serait moins grave, mais très mal élevé. Si vous avez faim employez une périphrase, demandez « ce qu’il faut pour vivre », par exemple. Venez-vous à la rivière, maintenant ? C’était un petit affluent de l’Iruandika, aux eaux claires et calmes. Une centaine d’indigènes s’y affairaient déjà, péchant au harpon des animaux aquatiques, pisciformes, ou, plus loin, se baignant dans une crique. Une bande d’enfants des deux sexes, sans un fil sur eux, se précipita vers Téraï avec des cris de joie. Il en saisit un, le fit voltiger en l’air, le rattrapa, le planta sur ses pieds, en prit un autre. Ils y passèrent tous, ravis, se roulant au sol de plaisir. — Mon peuple, mademoiselle. Ils sont meilleurs que les Terriens, ils n’ont aucune idée de ce que l’on appelle le péché et ils ne se prennent pas trop au sérieux. Allez, déshabillez-vous, et à l’eau ! Laélé nageait déjà. Téraï piqua une tête, fila vers le milieu de la rivière d’un crawl puissant. Elle regarda autour d’elle, cherchant instinctivement un endroit retiré, n’en trouva pas. Des hommes et des femmes passaient devant elle, nus, sans aucun embarras. Elle haussa les épaules. — Soit ! Quand on est à Rome… L’eau fraîche lava la sueur accumulée des derniers jours. Elle était bonne nageuse, et bientôt, toute gêne oubliée, elle s’ébattit avec les autres. Avec un soufflement de phoque, Téraï émergea à côté d’elle. — Bravo, Stella ! J’ai cru un moment que vos préjugés terriens l’emporteraient, que vous n’alliez pas venir. Ils se laissèrent dériver jusqu’à la plage de sable. Elle resta couchée dans l’eau, le dos au ciel, tandis qu’il s’asseyait au sec. — Regardez-les ! Quelle belle race, n’est-ce pas ? Dommage qu’ils aient 54 chromosomes et 40 dents ! Je serais resté toute ma vie sur cette planète ! — Et qui vous en empêche ? — Il faudra bien que je me marie un jour avec une Terrienne, si je veux avoir des enfants. Bah, j’ai encore le temps ! Il se pencha, la saisit, la retourna. Elle se débattit, furieuse. — Bon sang, ne soyez pas si prude ! Je voulais simplement voir si je n’avais pas trop abîmé votre peau, quand je vous ai opérée du niamba ! Que croyiez-vous donc ? Il la relâcha, riant. Laélé arrivait à la nage, s’allongea à côté de Téraï. — Vous voyez, elle est déjà jalouse ! Les femmes ihambées ne valent pas mieux que les Terriennes, à ce sujet ! — Comment êtes-vous entré en rapports avec cette tribu ? — Oh ! ce fut il y a longtemps. Je venais d’arriver, avec Léo, qui n’était pas encore adulte. Je suis parti prospecter. A cette époque, il était plus facile d’aller de Port-Métal à l’Iruandika, les Umburus n’occupaient pas encore leur territoire actuel. Je m’en fichais d’ailleurs, je cherchais plutôt la bagarre, me moquant de ma peau comme d’une guigne. J’ai eu la chance de tirer le père de Laélé, le chef, de l’étreinte d’un boa des marais. Sa reconnaissance, et Léo, ont fait que la tribu m’a admis comme un des leurs. N’ayant pas, et pour cause, de préjugés raciaux, je me suis facilement entendu avec eux. Il se leva. — Venez, j’ai à vous parler. Elle attendit qu’il se soit éloigné pour sortir de l’eau, se rhabilla rapidement. Il s’était arrêté, goguenard, au sommet de la pente. — Je vous ai demandé de venir parce que je ne veux pas que Laélé entende ce que je vais vous dire. Elle comprend bien le français, et connaît quelques mots d’anglais. Vous êtes choquée, n’est-ce pas, que je vive avec une indigène ? Pourquoi ? — Ce ne sont pas des hommes, voyons ! — Non, ce ne sont pas des hommes. Comme je vous l’ai dit, 54 chromosomes et 40 dents. Et aussi le foie à la place de la rate, etc. Mais ils ont des corps magnifiques, et leurs âmes valent bien les nôtres, si toutefois l’âme existe. Pourquoi ne vivrais-je pas avec Laélé, puisque je l’aime, et que rien ne s’y oppose ? Les quelques différences anatomiques ? Sur Terre, il existe quelques personnes qui ont le cœur tourné vers la droite. Sont-ils moins humains ? Les Ihambés ne sont pas des animaux, mademoiselle. Si l’évolution convergente avait fait un pas de plus, si, par hasard, les deux humanités avaient été interfécondes, cela aurait posé un joli problème aux anthropologues pour définir l’espèce ! Vous savez, ils sont très proches de nous. Leur nourriture nous convient, leurs réactions sérologiques sont les mêmes que les nôtres, leurs maladies sont contagieuses pour nous, et réciproquement. Heureusement, ce sont aussi à peu près les mêmes, sans cela il y a longtemps qu’il n’y aurait plus que des squelettes sur Eldorado ! — Mais comment est-ce possible ? — Vous me demandez ça à moi, alors que c’est un problème qui fait pâlir les membres de tous les instituts scientifiques de toutes les planètes connues ? Peut-être est-ce parce qu’Eldorado est le seul monde que nous connaissions qui gravite autour d’une étoile identique au Soleil, avec une année de 362 jours de 25 h 40 terrestres et une inclinaison de son axe de 24 degrés ! C’est étonnant à quel point la vie a suivi ici une direction parallèle à celle qu’elle a prise chez nous ! — Cependant… — La vieille méfiance des Nordiques terrestres pour les « natives », hein ? En tout cas, je veux vous dire quelque chose : vous m’avez cassé les pieds pour que je vous amène ici… — J’ai payé ! — Croyez-vous que je tienne tant à l’argent ? Maintenant, vous êtes ici pour votre métier, faites-le, mais si vous dites quoi que ce soit qui fasse de la peine à Laélé, je vous renvoie à Port-Métal, Umburus ou pas Umburus ! — Je n’ai jamais eu l’intention… — Je ne vous accuse pas, je vous avertis. Parlons sérieusement. Que voulez-vous voir ? Je suppose que vos lecteurs se moquent pas mal de la vérité. Ce qu’ils veulent, c’est du pittoresque. Vous en aurez. D’ici peu aura lieu la fête des lunes, après une grande chasse. Quand vous en aurez assez des Ihambés, je vous conduirai visiter l’empire de Kéno, où j’ai affaire. Après cela, je pense que vous serez satisfaite ? — Je le crois. — Bon. Je crève de faim. Il est près de midi, et nous n’avons pas eu un repas décent depuis longtemps. Pendant votre séjour ici, vous êtes mon invitée. La place n’était plus déserte, mais fourmillait de chasseurs, de femmes et d’enfants, qui regardèrent Stella avec des yeux curieux. Devant les tentes, les femmes s’affairaient, cuisant le repas sur des feux de bois, dans des pots de terre. Laélé les attendait, souriante. — Ma présence ne va-t-elle pas gêner votre compagne, puisqu’il semble y avoir un tabou sur les repas publics ? — Non. Comme vous êtes notre hôte, cela n’a pas d’importance. Ils entrèrent tous trois, et Téraï tira soigneusement la tenture devant l’ouverture. Assis sur des tabourets bas, devant une table ronde, ils mangèrent : viandes grillées, bouillie de céréales, galettes. — Et comment fait-on pour… les nécessités de la vie quand on chasse et qu’il n’y a pas de tentes ? — C’est différent. De même que sur Terre des gens qui ne songeraient jamais à se promener dans la rue sans vêtements se baignent nus à Waikiki ou à Saint-Tropez. — Combien ce clan compte-t-il de personnes ? — Cent environ. — Comment se fait-il qu’ils aient l’air si tranquilles, alors que de l’autre côté de la rivière les Umburus sont sur le pied de guerre ? Téraï sourit. — Je pourrais vous dire que c’est parce que je suis là, mais la vérité est que la tribu dont fait partie ce clan compte 800 guerriers, et le peuple ihambé plus de 20 000, tandis que les Umburus, même en raclant leurs fonds de tiroir arriveraient à peine à 700. Les clans de la Trans-Iruandika ne représentent qu’une faible partie du peuple umburu, qui vit au-delà des monts Kikéoro, partie qui, à la suite de querelles tribales, a émigré de ce côté. Si la nation umburu bougeait en son entier, ce serait une autre affaire, mais, comme je vous l’ai dit, je suis là ! — Vous avez bonne opinion de vous-même ! — Surtout des quelques mitrailleuses que j’ai dans mon laboratoire. Voulez-vous que nous allions le visiter ? Derrière le village de tentes, en haut d’une petite pente, se dressait la falaise creusée de grottes orientées au Sud-Ouest. Téraï la désigna du geste. — C’est là que le clan habite en hiver. Une des grottes était trop largement ouverte pour être confortable. Je l’ai aménagée, et j’en ai fait mon laboratoire, mes réserves, et mon propre domicile hivernal. L’entrée était barrée par un mur épais de blocs cimentés, et Téraï tira de sa poche une clef plate pour ouvrir la porte de métal. Il tourna un commutateur, et la caverne s’illumina. Profonde d’une trentaine de mètres, large de vingt, elle contenait une série d’armoires d’acier, toutes closes, de nombreuses étagères de planches brutes chargées de spécimens minéralogiques ou de caisses de provisions. Un côté avait été aménagé en laboratoire. Au fond, un petit générateur atomique Borelli était isolé du reste par un mur à mi-hauteur. Toute une partie, en avant, était fermée par une cloison, et meublée d’un lit, actuellement sans matelas, ni couvertures, d’une table, de chaises, de rayons de livres et d’une cuisinière électrique. — Mon chez-moi, mademoiselle. Personne n’entre ici sans que je n’y sois. Voulez-vous parler avec Port-Métal ? Envoyer un premier article ? Mon appareil est là. — Non, merci. Mes articles doivent faire un tout qui sera publié à mon retour. — Comme vous voudrez. Asseyez-vous, prenez un livre, j’ai un message à transmettre. Il s’installa devant l’émetteur : — Ici RX2. Ici RX2. Enregistrez. Allô, Stachinek ? Ici Téraï. Code 3. Il mit en marche le codeur automatique, puis continua. — Nous venons d’arriver chez les Ihambés. Cela va mal. Gropas a été tué par un parti de Ihimi que nous avons anéanti. Tous les Umburus sont sur pied de guerre, mais j’ignore contre qui. Nous avons aussi tué quatre Mihos, armés de fusils. Oui, de fusils. Des Massetti. Tu as compris ? J’envoie un rapport par Akoara, Tilembé a été tué lui aussi. J’envoie aussi des photos et un des fusils. Rendez-vous habituel. Il sera là dans dix à douze jours, et fera le signal de fumée convenu. Miss Henderson ? Elle est là, avec moi, saine et sauve. Terminé. — Vous avez une belle bibliothèque, monsieur Laprade. — N’est-ce pas ? Elle m’a coûté cher de transport, depuis la Terre ! Il y a à peu près tous les chefs-d’œuvre de la littérature mondiale – ou tout au moins ce que je considère comme des chefs-d’œuvre. J’ai aussi une bibliothèque scientifique et technique qui ferait envie à bien des universités, sinon sur Terre, du moins sur les mondes coloniaux. J’essaie de ne pas trop me rouiller, de ne pas laisser la civilisation me filer entre les doigts. — Je vois que vous avez peu d’auteurs terrestres modernes. — Pourquoi m’embarrasser d’eux ? Ils ne valent généralement rien. Ils m’ennuient, avec leurs dissections minutieuses des sentiments et surtout des vices des hommes-insectes des cités. Oh ! je suppose que pour vous qui vivez habituellement dans les grandes villes, ils ont une certaine vérité. Mais pour moi, la description d’intrigues de salonnards détraqués, qui ne pourraient survivre un mois en dehors de leur bocal, n’a que peu d’intérêt. — Cependant, Billingway… — Le plus faux de tous ! J’ai horreur des amateurs d’aventures, ou plutôt des aventuriers amateurs, qui s’abattent sur quelque planète à peine colonisée, y passent quelques mois en « partageant les travaux et les risques des pionniers », comme ils disent, puis repartent pour leur boîte à coton terrestre, où ils pondent des romans où le sang coule à chaque page, et où on les prend pour des hommes véritables ! — Mais c’est leur métier ! Que faudrait-il qu’ils fassent ! Je suis dans le même cas. — Qu’ils vivent vraiment ce qu’ils décrivent. Ils n’écriraient peut-être qu’un ouvrage, mais il serait plus vrai. Mais vous n’êtes pas ici pour entendre une conférence sur mes goûts littéraires. Venez, je vais vous présenter quelques personnalités de la tribu. Téraï ferma soigneusement la porte derrière lui. — Le camp est remarquablement propre. Est-ce votre influence ? — Oui et non. Les Ihambés sont très soigneux de leurs personnes, mais l’étaient moins de leur environnement avant mon arrivée. Maintenant, ils nettoient leurs grottes et leurs tentes. Tant pis pour les archéologues futurs ! Un guerrier s’avançait vers eux, magnifique de proportions sous la haute coiffe de plumes. — Voici Eenko, le frère aîné de Laélé. Téraï fit un geste d’appel. L’homme s’arrêta, posa à terre le bout de sa longue lance. — Nientêy Eenko ! — Nienté, Rossé Moutou ! L’Ihambé regardait Stella bien en face, sans qu’un trait de son visage ne bougeât, et elle sentit errer sur elle des yeux perçants, à la fois noirs et froids. — Je vous présente le plus grand chasseur et le meilleur combattant non seulement du clan ou de la tribu, mais aussi de tout le peuple. C’est lui qui va organiser la grande chasse prochaine. Offi enko Stella étahoté nien ? continua-t-il en s’adressant à l’homme. — Om éto ré, siga ! Un large sourire s’épanouit subitement sur la face sauvage, et elle perdit son aspect de dureté cruelle pour devenir une face d’enfant réjoui. — Il accepte votre présence avec joie, traduisit le géologue. Kénto hé, na ! — Que signifie Rossé Moutou ? Cela fait plusieurs fois que je vous entends appeler ainsi. — L’homme-montagne, mademoiselle. Quelques Ihambés, comme vous venez de le voir, approchent de ma taille, mais je rends trente bons kilos au plus épais ! Venez, j’ai d’autres personnes à vous présenter, ne serait-ce que le vieux chef, Ohémi, le père de Laélé et d’Eenko. La nuit était tombée. Sur la place, un grand feu brûlait, crépitant, et tout autour de lui, assis sur des peaux de bêtes, veillaient guerriers, femmes et enfants. La flamme illuminait le cercle de tentes, projetant leurs ombres triangulaires, et le vent léger emportait les étincelles, essaims brillants qui s’évanouissaient dans l’obscurité. Une lune pâle montait au-dessus de la falaise, et sa clarté plaquait des plages bleues là où le rougeoiement du feu n’atteignait pas. De temps en temps une hurlée de bête en chasse, sur la plaine, coupait le silence. Un guerrier se leva, s’avança jusqu’au foyer. Doucement, bouche fermée, il commença un chant nostalgique qui s’enfla peu à peu, devint articulé, monta sous les étoiles. Tout en chantant il dansait une danse lente, monotone comme une marche sous la pluie. La voix était grave et belle, et bien que Stella ne comprît pas le sens des paroles, elle se laissa emporter par le rythme mélancolique. La voix se tut, le silence pesa. — Que chantait-il ? demanda-t-elle à voix basse. — La vie, mademoiselle. C’était le chant rituel du huitième jour avant la Fête des Lunes. Demain, ce sera celui de la chasse, puis après-demain celui de la guerre… — Pourrais-je l’enregistrer ? J’aimerais l’avoir dans ma phonothèque. — L’an prochain, si vous êtes là. — Vous auriez dû me prévenir ! — Il y a longtemps que je l’ai enregistré. Je pourrai vous en faire une copie. Regardez, maintenant. Le vieux chef s’était levé à son tour. Il avança vers le feu, y jeta une poignée de poudre. La flamme jaillit, vert-bleu. Il la surveilla un moment, puis se rassit. Un jeune homme avança, contourna le foyer, s’assit en face du groupe des jeunes filles. Il commença une chanson vive. — Que dit-il ? — Hum ! c’est difficile à traduire. Il détaille les beautés de la fille qu’il aime. C’est ce soir, le soir de la Lune Bleue, que se font les demandes en mariage. Maintenant elle va répondre. La réponse fut brève. — Pas de chance ! Pauvre Bleï ! Il avait choisi Enika, une des plus jolies, mais aussi des plus cruelles ! — Que va-t-il faire ? — Attendre l’an prochain… ou essayer avec une autre ! Un second jeune homme s’approcha, s’assit en face d’une autre fille. Cette fois, la réponse fut longue et favorable, et ils partirent ensemble. — A partir de maintenant, ils sont considérés comme mariés. — Et si les parents n’avaient pas accepté ? — Ils l’auraient fait savoir au jeune homme avant ce soir. Cela n’empêche rien, d’ailleurs, la plupart du temps. L’un après l’autre, une dizaine de couples se formèrent ainsi. — Tiens ! Eenko ! Il se décide enfin. Qui va-t-il aller chercher ? Le grand guerrier semblait hésitant. Il vint enfin s’asseoir en face de Stella. — Bon sang ! Manquait plus que ça, grogna Téraï. Affreusement gênée, Stella murmura : — Que dois-je faire ? Que dit-il ? — Femme d’ailleurs, ta peau est plus blanche que la plume du Iki, tes yeux brillent comme la lune bleue, tes cheveux sont jaunes comme la fleur de Téké ! Tu ne peux être une mortelle, mais bien plutôt la déesse Sine, venue chez les hommes pour les rendre fous de désir. Dis-moi où sont tes ennemis, je t’apporterai leurs têtes sanglantes. Dis-moi où tu veux aller, et j’étendrai sous tes pieds un tapis de fourrures précieuses et des plus belles fleurs de la steppe. Eenko est un grand chasseur, jamais ta tente ne manquera de la meilleure venaison, jamais ton cou de dents pour l’orner. Ô Déesse, exauce le mortel qui ose t’aimer ! — C’est très joli, Téraï, mais je n’ai aucune envie d’épouser un… enfin un homme d’ailleurs ! — Dites n’importe quoi, mais en le chantant. Je traduirai. Stella regarda Eenko, triste et humble dans la lueur du feu. — Dites-lui que je ne puis l’épouser, que ma religion m’interdit de me marier avec un homme étranger à mon peuple, que je le regrette, car il est certainement un grand et terrible guerrier, et un très bel homme, ajouta-t-elle à mi-voix. Téraï traduisit, Eenko se leva et, sans mot dire, disparut de l’autre côté du foyer. — Ennuyeux, ça ! J’aurais dû y penser et ne pas vous emmener ici ce soir. C’est que vous êtes très belle, savez-vous ? Elle rit doucement. — Une déclaration me suffit pour aujourd’hui ! Mais pourquoi dites-vous que c’est ennuyeux ? Croyez-vous que je courre quelque danger ? — Non. Mais j’ai beaucoup d’amitié pour Eenko. C’est vraiment quelqu’un de remarquable, et il n’est plus tout jeune. Ce qui serait pour d’autres une rebuffade normale, sans conséquences, risque de le blesser. Ces Ihambés sont terriblement fiers et susceptibles. Le feu ravageait la brousse. Il accourait de l’occident, poussé par le vent qui charriait sa fumée, sur un front de plusieurs kilomètres, vers la zone morte que les Ihambés avaient utilisée depuis des générations, bande latéritique compacte, stérile, où ne poussaient que de maigres buissons maintenant abattus. Et devant lui fuyait un flot de bêtes, carnassier et herbivores mêlés dans la grande fraternité de la peur. Téraï se tenait debout sur un pointement rocheux, Stella à ses côtés. Malgré l’altitude, la fumée montait parfois jusqu’à leur niveau, suffocante, et la jeune fille se demandait comment les chasseurs, là-bas, dans la plaine, pouvaient la supporter sans étouffer. On les entrevoyait par moments, tirant flèches sur flèches contre les traînards qui, à peine tombés, étaient dépecés par les couteaux des femmes, et portés en courant hors du chemin du feu. — Pas très sportifs, vos amis ! C’est plutôt une boucherie qu’une chasse ! — C’est effectivement une boucherie. La grande chasse d’automne, faite non pour s’amuser, mais pour manger. La viande va être boucanée, à leur manière, ou salée, comme je leur ai appris à le faire, et servira de provisions d’hiver. Il n’est pas facile de trouver du gibier, quand viennent les grandes pluies. — Combien durent-elles ? — Deux ou trois mois, selon les années. Par moments, le sol est tellement gorgé d’eau qu’on y enfonce jusqu’à mi-jambe. — J’aurais cru qu’avec un tel climat la forêt se serait établie sur cette région. — Elle existe en effet plus au Sud, comme vous l’avez vu vous-même. Mais nous ne sommes pas sur Terre, la végétation a des besoins différents, et les feux de brousse de l’été, naturels ou allumés, se chargent de maintenir les arbres en échec. — Le temps se gâte. — Nous aurons de l’orage d’ici peu, en effet. C’est pourquoi les Ihambés se hâtent. Regardez les femmes ! Derrière le pare-feu, de petites formes noires, maigres fourmis verticales, halaient des traîneaux couverts de monceaux de viandes rouges. — Cinq kilomètres comme ça, jusqu’au camp ! Et elles danseront toute la nuit ! — la chasse est-elle bonne ? — Oui, heureusement. Dans le cas contraire, j’aurais peut-être eu quelque peine à persuader mes amis que vous ne leur avez pas porté malchance. — Ils ne m’aiment pas, n’est-ce pas ? J’ai pu le voir dans les yeux de votre… de Laélé. — Pourquoi voudriez-vous qu’ils vous aiment ? Vous n’êtes là que depuis quelques jours. — Pourtant, Eenko… — C’est différent. J’avoue que j’ai été soulagé par votre refus. Cela aurait trop compliqué les choses. Elle se retourna, furieuse. — Croyiez-vous que j’allais… — Eh, certaines femmes de Port-Métal l’ont déjà fait ! La curiosité, je pense. — Le vice, oui ! Si vous me jugez de cette façon… — Il y a longtemps que je ne juge plus mes semblables, dit-il en haussant les épaules. Loups ou chiens, plus souvent chacals ou hyènes ! — Et vous, qu’êtes-vous donc ? — Un loup, mademoiselle. Mes amis aussi. — Et, moi, je serais une chienne ? — Je ne vous connais pas assez pour pouvoir en juger, mais je crois qu’il y a du sang de loup en vous aussi. Il s’éveillera un jour. Elle rit. — Vous vous trompez ! Je crois qu’il y a plutôt du chat en moi. — Un fascinant et dangereux animal ! Tout au moins le mâle. La femelle est trop l’esclave de son corps. — Eh bien, ce n’est pas mon cas ! Allons, venez, j’en ai assez de regarder ce massacre ! Sous les nuages bas et noirs, dans la lumière appauvrie, ils descendirent la pente rocheuse. Au moment où Stella sautait en bas de la dernière arête, un rugissement voilé s’éleva. — Tiens, Léo ! Où était-il ? Téraï la rejeta en arrière si violemment qu’elle tomba. — Espèce de brute ! — Taisez-vous ! Ce n’est pas Léo ! C’est un pseudotigre ! Et je n’ai pas de fusil. Je croyais les avoir tous tués à vingt lieues à la ronde ! Il parlait bas, scrutant le chaos de rocs, sous la lumière livide qui précède l’orage. — Qu’allons-nous faire ? — Peut-être ne nous attaquera-t-il pas. S’il le fait, j’ai mon couteau. — C’est peu ! — Taisez-vous, le voilà ! Un éclair déchira le ciel, et dans sa brève lueur Stella entrevit le fauve : orangé, avec de rares bandes noires, il lui parut nettement plus gros et plus trapu qu’un tigre terrestre. Puis, par contraste, le crépuscule se fît plus noir, et elle ne vit plus que deux yeux aux phosphorescences vertes. — Ioohiooohoô ! Le cri monta, se répercuta en échos sur les falaises. Couteau en main, Téraï avançait lentement vers l’animal. Un rauquement venant de derrière elle la fit sursauter : un autre pseudotigre se glissait dans les herbes, la femelle. Elle se vit perdue. Aussi fort, aussi courageux que fût son compagnon il ne pourrait venir à bout des deux fauves. Elle chercha désespérément des yeux une cachette : le second tigre lui coupait la retraite du côté des rochers et, de toute façon, elle n’aurait pu monter assez haut pour lui échapper. La peur la cloua en place, tremblante. Une masse parut tomber du ciel sur le dos de la tigresse, et elle ne vit plus qu’une boule orange et jaune d’où jaillissaient des griffes. Au même moment le mâle bondit vers Téraï. Il esquiva l’assaut à la dernière seconde, et son bras se détendit, le couteau labourant au passage le flanc de l’animal. Déjà celuici bondissait à nouveau. Frappé en plein par le poitrail, l’homme croula, et la bête, emportée par son élan, boula dans les herbes. Téraï ne bougeait pas, assommé, et le tigre revint vers lui, gueule ouverte. Poussée par le désespoir, Stella se pencha, ramassa une pierre, la jeta de toutes ses forces. Elle rebondit sur le crâne épais, détourna l’attention du fauve qui, lentement, délibérément, s’avança vers elle. Avec un gémissement d’épouvante, elle se laissa glisser à terre, vit, comme dans un cauchemar la gueule rouge aux dents luisantes s’approcher de sa face. Il lui semblait que le temps avait cessé de couler, qu’il y avait une éternité qu’elle était allongée sur le sol, fouettée maintenant par la pluie, elle entendait, comme venant de très loin, les rauquements de la femelle luttant pour sa vie, et le rugissement plus grave de Léo. Le tigre souffla à sa face une haleine fétide, et elle ferma les yeux, attendant la souffrance et la mort. Rien ne vint. Elle rouvrit les yeux, s’assit. Téraï tenait le tigre entre ses cuisses et, les deux bras noués autour de la tête, essayait de lui briser le cou. La bête se tordait, pattes battant le vide. Stella chercha des yeux le couteau, l’aperçut à quelques mètres, courut le ramasser, le lui tendit. Téraï fit non de la tête. Elle resta là, indécise, regardant le titanesque combat. — Le… ventre, dit-il enfin dans un souffle. D’un coup de reins, il renversa l’animal dans la boue, exposant la douce fourrure blanche souillée. — Vite ! Elle approcha, pointa maladroitement son arme, étonnée et effrayée par la résistance de la peau et de la chair. Dents serrées, elle poussa de toutes ses forces. La lame s’enfonça soudain, un jet de sang jaillit sur ses mains, la bête hurla. Au même moment, d’un suprême effort, Téraï tordit un peu plus la tête massive. Les os craquèrent. Il se dégagea d’un bond, pas assez vite pour éviter un dernier coup de griffe qui lui laboura le bras droit. Il se redressa, pantelant, leva les mains vers le ciel sous l’averse. — Ioohiooohoô ! Un éclair le dessina, haute silhouette barbare ruisselant de pluie et de sang. Il la regardait, bouche crispée dans un rictus de victoire, effroyable et magnifique, et elle se rendit compte que sa légère blouse, trempée, la rendait presque nue. Il avança vers elle, la saisit. Sa bouche se posa sur la sienne, brutale, et d’un mouvement sec, il déchira le vêtement. Elle ne réagit pas d’abord, surprise, effrayée, indécise, puis se débattit entre ses bras. — Non, Téraï ! Non ! Il la lâcha, recula d’un pas, tête baissée. — Excusez-moi, dit-il d’une voix sourde. Quand je viens de combattre comme cela, corps à corps, je suis comme une bête ! — Ça ne fait rien, je comprends. Et merci de m’avoir sauvé la vie une fois de plus. — Si vous n’aviez pas jeté la pierre… Allons voir Léo, je crains qu’il ne soit blessé. Le lion était accroupi à côté de la tigresse morte. Il se leva quand ils approchèrent. Téraï l’examina minutieusement, mais à part une longue estafilade courant sur le flanc gauche, il était indemne. — Bon, plus de peur que de mal. Mais vous… — Non, c’est votre sang et celui du tigre. Votre bras droit… — Ce n’est rien. Quelques antiseptiques, et ce sera fini. Trois Ihambés parurent, l’arc au poing. Ils regardèrent les fauves morts, Léo, Téraï. — Rossé Moutou, murmura le plus vieux d’un ton respectueux, presque craintif. — La peau du mâle est presque intacte, dit le géologue. Je vais la faire préparer pour vous. Cela vous fera un beau souvenir, quand vous serez revenue sur Terre. Agent 123 – K à Conseil supérieur du Bureau de Xénologie, Section III. Les choses se gâtent sur Eldorado. L’agent libre F-127 a tué quatre indigènes d’une tribu particulièrement belliqueuse qui avaient entre les mains des fusils Massetti à haute vitesse initiale. Nous ignorons s’il y en a d’autres. Il faut de toute urgence trouver par quelle filière ces armes sont parvenues clandestinement sur Eldorado. Un rapport détaillé suivra dès que j’aurai en main les pièces à conviction et les photos promises par l’agent F-127. Situation grave, je répète : grave. Stanislas Igricheff, dit Stachinek, posa son hélicoptère au sommet des collines de Mito, à dix kilomètres au nord de Port-Métal. La nuit était noire, les nuages couraient dans le ciel, cachant les lunes, et le vent froid courbait la cime des arbres, en contrebas. Igricheff consulta la montre de bord. — Minuit ! Il devrait être là. Il hésita un moment, prit un revolver, descendit à terre, s’adossa à son appareil. Rien que la nuit, et le bruit du vent dans les branches. Il attendit longtemps puis, tirant sa lampe de sa poche, avança vers les buissons. Un gémissement le guida vers Akoara, gisant sanglant sur le sol. Il se pencha vers lui. Un faible bruit le fit se retourner, et il leva le bras, dans un geste instinctif de défense. La lourde lame d’acier lui fendit le crâne. Extrait des « Nouvelles de Port-Métal » Encore un prospecteur assassiné. Ce matin, la patrouille aérienne de police aperçut un hélicoptère abandonné au sommet des collines de Mito. Intrigué, le sergent Howell se posa à son côté. L’appareil était vide, mais à proximité, il trouva le corps de M. S. Igricheff, géologue. Une brève battue aux environs permit de trouver le meurtrier, un indigène du nom d’Akoara, blessé et armé d’un fusil volé. Après un bref échange de coups de feu, force resta à la loi. Cet indigène ayant été au service de M. Igricheff et de son associé, il est probable qu’il s’agit d’une vengeance personnelle. CHAPITRE VI LA FETE DES LUNES — Je ne sais si le spectacle vous plaira, Stella. Il comporte quelques parties symboliques où le symbolisme est plutôt réaliste. La Fête des Lunes est aussi celle de la fécondité. — Je ne suis pas tout à fait une oie blanche ! — Pourquoi avez-vous choisi ce métier ? — Lequel ? — Journaliste ! — Je me suis fâchée avec ma famille, il fallait bien que je gagne ma vie. — Vous auriez pu en trouver un autre plus honorable. — Qu’y a-t-il d’infamant à informer le public ? — Vous appelez cela… informer ? — Oh ! je reconnais que certains de mes confrères en prennent à leur aise avec les faits. Pour moi, je dirai la vérité, enfin la vérité telle que je la vois. Nul ne peut faire mieux. Il eut un petit rire amusé. — Je lirai votre prose avec intérêt. — Vous ne me croyez pas ? — Si, si ! Et que direz-vous d’Eldorado ? — Que c’est une belle planète encore entre les mains de sauvages, mais qui sera un jour civilisée. — Avec villes puantes, distributeurs de coca-cola et de Champagne artificiel, buildings de 300 étages et affiches de publicité abstraites ? Avec un prolétariat sous-payé, abruti par la télévision ? Avec partis politiques, parties de thé, parties de campagne ? Avec sécurité sociale vous prenant au berceau et vous menant jusqu’à la tombe ? C’est tout juste s’ils ne fabriquent pas eux-mêmes les enfants sur Terre, actuellement ! — Je reconnais que la civilisation a de mauvais côtés, mais elle forme un tout. Vous en faites partie vous-même, que vous le vouliez ou non. — Si peu ! — Vous avez vos livres, votre générateur atomique, votre radio, vos médicaments, votre fusil même ! Tout cela, c’est le produit de la civilisation terrienne. — Eh là ! Ne me prenez pas pour un primitiviste ! Je suis heureux de vivre parmi les Ihambés, j’ai la chance de connaître la vie barbare sans en avoir les inconvénients majeurs, mais je ne suis pas fou ! Ce n’est possible que pour quelques privilégiés. Mais de là à considérer la civilisation terrienne comme un modèle souhaitable pour tous les mondes de l’espace, il y a loin ! — Que désirez-vous alors pour Eldorado ? — Qu’on lui fiche la paix ! Qu’on ne renouvelle pas une fois de plus les vieilles erreurs qui nous ont coûté si cher sur la Terre, sur Tellus, sur New Earth, sur les quelques dizaines de planètes que votre civilisation des masses a ravagées, exploitées, pillées, pour que les Terriens puissent continuer à encombrer leur vie de jouets inutiles. — Autrement dit qu’on laisse croupir ces indigènes dans leur ignorance ! — Ils n’en sont pas plus malheureux ! Mais ce n’est en effet pas souhaitable. Le Bureau de Xénologie fait un excellent travail, quand on le laisse faire, quand de gros intérêts comme ceux du BIM ne se mettent pas en travers ! Oui, nous pouvons, nous devons aider les planètes primitives, à condition de les respecter, de n’introduire qu’avec beaucoup de prudence nos inventions, nos mœurs, nos habitudes, et en évitant si possible d’y introduire nos vices. Près de Port-Métal habitent deux tribus. Avant l’arrivée des Terriens, ils vivaient plus ou moins bien, mais avec dignité. Maintenant les hommes sont prêts à tout pour boire, les femmes se prostituent pour des bibelots importés, et ils crèvent peu à peu d’alcoolisme et d’ennui, leur vie devenue sans but. Cela faillit arriver à mes ancêtres polynésiens, quand les Européens se mirent en tête de les « civiliser ». Entre le whisky, le pernod et la Bible, il s’en est fallu de peu ! Avez-vous vu des photos de Tahiti avant la renaissance ? Toutes ces horribles baraques de tôle ondulée, ces danses abâtardies pour touristes ? Toute cette affreuse bimbeloterie en nacre ou noix de coco ? Pouah ! — Il faudrait donc réserver l’univers aux hommes du Bureau de Xénologie ? — Non, seulement les planètes habitées par des êtres intelligents. Malheureusement, les autres sont souvent moins hospitalières, et le coût de l’extraction des minerais ou des produits végétaux s’en ressent ! De plus, les planètes habitées donnent une main-d’œuvre à bon marché. Ici, heureusement pour les Ihambés et les autres, le BIM n’a que la charte restreinte ! Mais êtes-vous jamais allée sur Tikhana ? Léo, cesse de te gratter, et viens ici ! Il passa ses mains dans la fourrure jaune, chercha les puces. — Tenez, voici un parallèle : les explorateurs, les scientifiques, les médecins, certains missionnaires, sont la partie noble de l’humanité. Malheureusement, bientôt arrivent les marchands, les militaires pour les protéger, et les exploiteurs qu’ils traînent derrière eux comme Léo traîne sa vermine. La vermine du lion, voilà ce que sont le BIM et les autres ! — Croyez-vous que le trafic interstellaire durerait longtemps sans les grands trusts, publics ou privés ? Qui paye, au fond, tous ces paquebots de l’espace ? — Oh, la Terre serait bien obligée de garder une flotte ! Que nous n’ayons pas jusqu’à présent rencontré d’intelligences hostiles dans le cosmos ne signifie pas que nous n’en rencontrerons jamais ! — Mais les réserves minérales de notre planète s’épuisent, et… Il éclata de rire. — Et vous dites ça à un géologue ! Oui, oui, je sais, Osborn ! La planète au pillage ! Ce vieux classique avait raison, d’un certain point de vue. Il est certain que bien des ressources ont été gaspillées. Il est certain également que depuis l’invention du transmetteur de matière subspatial, l’exploitation d’autres mondes a cessé d’être un non-sens économique pour devenir une entreprise lucrative. Il est finalement moins coûteux d’aller chercher du chrome sur Eldorado que de creuser des mines profondes exploitées par des robots. C’est là tout le secret du business : quand il devient cher d’exploiter chez soi, on va chez le voisin. Mais, il y a un inconvénient. Ou bien on assimile ou extermine le voisin, ou bien quand il arrive à son tour à l’âge mécanique, on ne lui a laissé que les gisements profonds, que sa technologie primitive ne peut utiliser. Tant pis pour lui, qu’il se débrouille ! Il n’y avait qu’une ressource minérale de quelque valeur en Polynésie, les phosphates de Makatéa. Une fois qu’ils eurent été épuisés, les Européens se sont gracieusement retirés, prenant prétexte de la pression des Nations-Unies, et ont laissé les Polynésiens à leur sort. Sans le génie de ma grand-mère, Nohoraï Oopa… — La fédératrice de la Polynésie était votre grand-mère ? — Oui. Elle réussit à réveiller les insulaires. Nous avons eu aussi l’aide technique des gouvernements des anciennes puissances colonisatrices, mais pas celle des grands trusts, ah non ! Nous n’avions plus d’intérêt pour eux. — Nous ? — J’ai passé ma jeunesse dans les îles, et je les considère comme ma patrie. Nous nous sommes débrouillés : fermes marines, troupeaux de baleines, énergie solaire, etc. Mais uniquement parce que nous avons pu nous appuyer sur une technologie avancée. — Et vous craignez qu’il n’en soit de même ici ? — Avez-vous vu Tikhana ? Là, vos précieuses compagnies ont pu jouer leur jeu à leur guise. Que reste-t-il des artistes de Khomara, la cité aux mille colonnes ? Que reste-t-il des Iles Bleues, qui furent décrites comme un paradis par les premiers explorateurs ? Que reste-t-il des Tikhaniens, de leur civilisation millénaire, mais non industrielle ? — Il y a des Tikhaniens au parlement confédéral ! — Des Tikhaniens ? Ou de pâles copies de Terriens ? Ils ne parlent même plus leur propre langue, mais l’anglais abâtardi qui sert de lingua franco, interplanétaire ! Seuls quelques philologues, dans leurs universités, peuvent apprécier le Roubanika ou le Mohan-tariva ! — Oui, et leur population qui n’était que d’environ cent cinquante millions au temps de leur indépendance est maintenant de plus de trois milliards ! — Et, un de ces jours, nous la recevrons sur le dos ! Ils ont perdu toute raison de vivre, sauf la haine qu’ils ont pour nous ! Non, je sais ce que je dis. Tous les discours de politicards ne changeront rien au fait qu’ils nous haïssent. Et je les comprends, et je les approuve ! Peu importe à nos grands trusts : on a extrait de Tikhana des millions de tonnes de métaux précieux ou utiles. — Pourtant, vous travaillez pour le BIM. — Mademoiselle, je travaille pour moi. Comme je vous l’ai dit, le BIM ne pourra jamais profiter des filons que je leur signale contre finances, car ils n’auront jamais la charte libre, et leur charte restreinte, qui expire dans vingt ans, ne sera peut-être pas renouvelée ! — Après tout, que m’importe. Je n’ai plus d’attaches avec le BIM. Dites-moi plutôt en quoi consiste cette Fête des Lunes. — Venez, elle va commencer, je vais vous l’expliquer en marchant. Téraï se dressa d’un mouvement souple, aida la jeune fille à se lever. La nuit était tombée, et les Ihambés, assis en cercle autour de la grande place centrale bourdonnaient un chant monotone. — La mythologie de mes amis est luni-solaire. Le soleil est mâle, les trois lunes femelles sont ses compagnes. D’elles vient la fécondité qui permet à la tribu de réparer ses pertes et d’être toujours plus forte. Le mouvement des satellites est tel que tous les trois ans à peu près, ils se lèvent simultanément au-dessus des Montagnes des Ancêtres, à l’est du pays ihambé, entre les pics Kolontu et Biré-Otima. Ce sont les montagnes sacrées de la tribu… — Je croyais que c’était le mont Hétio. — Le Rossé Mozelli ? Ah ça, c’est autre chose ! Celui-là est tabou pour tous les peuples de ce continent boréal, et je voudrais bien savoir pourquoi ! Quoi qu’il en soit, quand cette conjonction se produit, c’est la Fête des Lunes. Autrefois, on leur sacrifiait trois jeunes filles. Mais, il y a plus de cent ans, le sort tomba sur Enliéa, qui était fiancée à Tlek, le plus redoutable guerrier ihambé d’alors. Il l’enleva avant la cérémonie, et quitta le camp avec ses partisans. Les Ihambés n’ont pas oublié la guerre civile qui suivit ! Un shaman astucieux interpréta alors la tradition orale, et on ne sacrifie plus de jeunes filles. On se contente de sacrifier leur vertu ! — Devant tous ? — Oh non ! Dans la grotte sacrée, en présence des seuls grands initiés. — J’espère que cette fois je ne risque rien. Il rit. — Non, vous n’avez rien à craindre ! Ils s’assirent à la place qui leur avait été réservée, entre le chef et Laélé. Tous les assistants étaient maintenant silencieux, tête baissée, seul un jeune homme, juché au sommet d’un très haut mât tripode lançait de temps en temps quelques mots d’une voix modulée. — Le veilleur des Lunes, souffla Téraï. Il annoncera l’apparition des astres entre les pics. Stella leva la tête, regarda vers l’Est. La nuit était claire, les étoiles scintillaient, et une intense voie lactée barrait le ciel en diagonale. L’Orient était encore obscur, mais une faible lueur semblait déjà poindre entre les monts. — Encore quelques minutes, dit Téraï. Quand les Lunes seront levées, il faudra que je vous quitte. Je fais partie du clan. Restez avec Laélé, elle vous expliquera et vous protégera au besoin. — Ah ! vous participez, répliqua-t-elle d’un air railleur. — Pas à ce que vous pensez, dit-il sèchement. Je ne suis pas un grand initié. Pas encore. Le temps coula. A l’orient, l’obscurité se dissipait lentement, le col entre les pics se découpa sur le ciel plus clair. — Anthia ! Tsana ! Noba ! cria soudain le jeune homme du haut de son mât. Un point d’un jaune intense venait d’apparaître au-dessus du dos de la montagne. Majestueusement, Anthia se hissait. Avec un long hurlement modulé, les Ihambés se dressèrent. Téraï les imita. — Levez-vous, bon sang ! Vous voulez nous faire massacrer ? Chuintantes, une, deux, dix, cent fusées multicolores montèrent vers le zénith. Stella les regarda, bouche bée. — Vous leur avez donné des fusées ? — Non, c’est une invention kénoïte. La poudre est faite avec des spores de la Roquetta Spraguei, un cryptogame commun ici, du soufre et du salpêtre. Le corps de l’engin est tiré de la tige d’un bambou léger. Et il y a longtemps que les indigènes connaissent la propriété de certains minéraux de colorer les flammes. A tout à l’heure ! Il rejoignit le groupe des guerriers, jetant derrière lui sa chemise et son short, restant vêtu d’un simple pagne de cuir. Un Ihambé lui tendit une longue lance, et il prit sa place, juste derrière le grand Eenko. Bom ! Bom ! Bobom ! Le tam-tam roula, lentement d’abord, puis de plus en plus vite et, à mesure que son rythme s’accélérait, les hommes s’animèrent, commencèrent à danser autour d’un grand feu à flammes bleues. Les trois Lunes étaient maintenant levées, à peine séparées les unes des autres, en lourde grappe dans le ciel. Les guerriers hurlaient, lances brandies, la sueur luisait sur leurs muscles polis, leurs ombres gesticulaient sur le sol et sur les tentes. Le tambour battait maintenant à un rythme fébrile et Stella se sentit malgré elle prise dans le vertige, scandant la danse de tout son corps, sur place. — Whoosh ! Une énorme langue de feu pourpre jaillit du centre du cercle, baignant la place dans une lueur de sang. Le sol s’ouvrit, et il en monta une plateforme de bois sur laquelle trois jeunes filles nues se tenaient, orgueilleusement dressées. — Ma caméra ! Vite, elle détacha de son corsage la lourde agrafe qui déguisait un de ses appareils, actionna le dispositif multiplicateur de photons. — Rossé Moutou pas content, dit une voix à côté d’elle. Elle se retourna, surprise. Laélé indiquait l’agrafe du doigt. — Mais je ne fais rien de mal ! — Ça machine à images. Rossé Moutou a la même, dans bouton. — Eh bien, qu’il ne soit pas content, je m’en moque ! repliqua-t-elle, furieuse. — Toi aimer lui ? — Moi ? Non, bien sûr ! Amis seulement ! — Toi aimer lui sans savoir, peut-être. Toi bien bâtie, lui donner fils forts. Moi pas pouvoir, ajouta-t-elle d’un air triste. — Ah ça alors ! Il vous en a parlé ? — Non. Mais moi voir son regard sur toi. Lui, moi, pas enfants. Lui prendre autre femme, normal. Si pas vrai, pourquoi toi refuser Eenko ? — Parce qu’il n’est pas de ma race ! Chez nous, de plus, on ne se marie pas avec un inconnu ! — Toi, Rossé Moutou, enfants. Ecrit dans les Lunes. Si Antafarouto pas opposé. — Antafarouto ? — Dieu de la mort ! Elle cracha par terre, cinq fois, à droite d’elle. Le tam-tam battait, démentiel, la ligne des guerriers ondulait, frénétique, les lances avaient été jetées en tas au pied des trois jeunes filles. Un vent léger s’était levé, qui courbait les flammes rouges et bleues des feux, et le tremblotement de la lumière ajoutait encore du mouvement à ce tourbillon de chair. Puis, d’un coup, sur un cri bref, les hommes s’immobilisèrent, se rangèrent face aux foyers. — Maintenant nous danser, dit Laélé. — Pas moi ! Je suis étrangère ! Toutes les jeunes femmes se plaçaient face aux guerriers, en ligne parallèle. Laélé prit Stella par le bras, d’une étreinte douce, mais ferme. — Toi femme. Toi vouloir fécondité. Toi danser ! — Non ! — Toi venir ! L’étreinte se resserra sur son bras. Elle essaya de la rompre, en vain, voulut se dégager avec son autre main, s’arrêta net : Laélé tenait un long couteau d’acier. — Toi venir ! Elle se laissa entraîner. Laélé bouscula trois femmes et d’une secousse plaça Stella en face de Téraï. Il ne la vit pas d’abord, il parlait à voix basse avec son voisin. La sueur ruisselait sur son corps et, sous la lueur des feux, il semblait un dieu de bronze surgi de quelque mythologie oubliée. Le tambour recommença à battre, lentement. Il se tourna, l’aperçut, et un sourire moqueur retroussa ses lèvres. La danse était très lente, cette fois. Les hommes firent trois pas en avant, les bras levés, en demande, les femmes reculèrent, mimant le refus. Le tambour accéléra ses battements, les guerriers avancèrent encore, saisirent les femmes par les poignets et Stella sentit les mains énormes de Téraï se nouer autour des siens. Il ne souriait plus, la regardait d’un air douloureux. — Débattez-vous, souffla-t-il. Elle obéit, maladroitement, ne pouvant détacher ses yeux de la face de l’homme qui la dominait d’une tête. « Il est beau comme un faune », pensait-elle. Dans la lumière affaiblie des foyers, le visage de Téraï avait perdu sa dureté, et les yeux obliques, les pommettes hautes, le nez arqué, le menton puissant dessinaient un masque étrange et séduisant. Le tam-tam allait crescendo. Elle se sentit subitement soulevée, couchée à terre. — N’ayez pas peur, ce n’est qu’un simulacre, glissa-t-il à son oreille. — Même un simulacre est de trop ! — Je n’y puis rien ! Cela va être fini. Pourquoi êtes-vous entrée dans la danse ? — Votre… femme m’y a forcée à la pointe d’un couteau ! Elle s’est mis dans la tête que, puisqu’elle ne peut vous donner d’enfants, c’est à moi de le faire. Il eut un sursaut étonné, puis dit : — Ce ne serait pas une mauvaise idée, savez-vous ? — Ne comptez pas sur moi ! — Qui sait ? Et, subitement, une lueur s’alluma dans ses yeux, et il l’embrassa sauvagement. Elle essaya de se dégager, puis s’engourdit, ne résista plus. Le tam-tam cessa. Téraï se dressa d’un bond, aida Stella à se relever. Partout, autour d’eux, les autres couples en faisaient autant. Il brossa la poussière de son dos. Les jeunes filles avaient disparu, ainsi que certains des guerriers. Les flammes mourantes projetaient des ombres dansantes. — La cérémonie est finie. Il ne reste que le banquet, auquel vous devez assister, puisque vous avez participé à la danse. — Je… Vous… Vous avez abusé de votre force, espèce de brute ! — Cela ne semblait pas vous être trop désagréable ! Allez, venez, pas de querelles, les Ihambés considéreraient cela comme un mauvais présage. Mais quand je vous ferai signe, quittez le repas. Une fois que mes amis auront bu leur saoul d’alcool de béké, je ne répondrai pas de votre vertu ! CHAPITRE VII LES FLOTS DE L’IRUANDIKA Téraï posa sa pagaie, repoussa de la main son chapeau de paille, attrapa sa gourde et but goulûment l’eau coupée d’alcool de béké. Le soleil dardait ses feux sur l’Iruandika, et la berge indécise tremblait dans l’air saturé de chaleur. — O the Erie was a-rising And the gin was getting low And I scarcely think we’ll get a drink Till we get to Buffalo-o Till we get to Buffalo ! Chanta Stella d’un air railleur. Il lui jeta un regard de colère. — We were loaded down with barley, We were chock-up full of rye, The captain he looked me down With his goldurn wicked eye. continua-t-elle. Il éclata de rire. — Quelle est cette chanson ? — Erie Canal. Une chanson du 19°siècle, de mon pays. Voulez-vous que je vous la chante en entier ? — Volontiers. Mais j’ignorais votre talent de folkloriste. — J’en connais des quantités ! Quand j’étais plus jeune, j’ai fait partie d’un groupe d’étudiants spécialisés dans le folklore. — Vous avez fait des études ? De quoi ? — Physique, si vous pouvez me croire ! Mais mon père n’a pas voulu que je continue. Cela me faisait fréquenter des gens « en dessous de mon milieu », disait-il. Des moins de 50 millions de dollars ! — Eh bien ! vous en fréquentez un actuellement. Je ne vaux guère plus de trente ! Elle le regarda, stupéfaite. — J’ai des amis sur Terre, bien placés, qui ont fait fructifier mes gains ! — Et avec cette fortune, vous continuez à risquer votre vie, sur cette planète perdue ? — Quel rapport cela a-t-il ? Quand je suis arrivé sur Eldorado, je n’avais plus un sou ! J’ai trouvé le gîte principal qu’exploite maintenant Port-Métal, avant que le BIM n’ait la charte, restreinte ou non, je leur ai vendu. Ils m’avaient donné le choix, dès qu’ils ont eu le monopole : vendre, ou rester indépendant, mais ne pouvoir écouler ma production. Je leur ai donné le choix à mon tour : payer cher, ou avoir les indigènes sur le dos. Je n’ai pas été fâché du marché. Je ne suis pas fait pour diriger une entreprise, je suis trop un loup solitaire. Et cela ne m’amuse pas de commander à mes semblables. — Et qu’est-ce qui vous intéresse ? — Trouver du nouveau. Et, plus encore, chercher. J’ai dans mon laboratoire la matière pour une centaine de publications sur la géologie d’Eldorado, que je ferai, un jour, quand le BIM n’aura plus le monopole. — J’aurais cru que sur une planète aussi riche, ils n’auraient pas besoin de passer par vos conditions, Téraï haussa les épaules. — Eldorado est riche, oui, à en crever. Encore faut-il repérer les points les plus rentables. Je leur ai épargné quatre ans de prospections, et surtout je leur ai assuré la paix. Vous connaissez les termes de la charte restreinte : pas plus de 40 000 hommes, et l’accord des indigènes. Mais tout ceci nous éloigne de notre conversation. Où avez-vous fait ces études de physique ? — Université de Chicago, de 2228 à 2230. — Moi, j’ai fait les miennes à Paris, de 2218 à 2220, puis à Toronto, de 2220 à 2223. Mais je suis souvent allé à Chicago voir le vieux Mac Kenzie. Dites-moi, y avait-il toujours des écureuils sur le campus ? A mon dernier séjour, quelques imbéciles parlaient de les exterminer sous prétexte qu’ils pouvaient être parfois enragés. — Il y en avait plus que jamais ! — Tant mieux ! J’aurais été navré qu’on les ait massacrés. Il recommença à pagayer, au rythme d’un chant polynésien. Stella regarda en arrière. A cent mètres suivait la deuxième pirogue, portant Laélé et son frère, puis la troisième, chargée de quatre Ihambés. Téraï avait protesté quand le chef avait exigé qu’il se fasse accompagner de quelques guerriers. Les relations entre les tribus de la plaine, au nord de l’Iruandika, et l’empire de Kéno étaient bonnes, d’autant plus qu’espacées, la chaîne des Monts Hétio les séparant, et il ne voyait pas la nécessité d’une escorte. Mais Ohémi avait été inflexible : — Il y a eu des changements chez les Kénoïtes, Le vieil empereur a été assassiné. Puis avait suivi une longue conversation en langue indigène, que Téraï n’avait pas jugé utile de traduire, mais Stella avait pu voir qu’il semblait ébranlé. Elle le regardait pagayer, en face d’elle. Les muscles jouaient sous la fine peau brune, soyeuse, se gonflant à chaque coup de pelle. — Une force effrayante, pensa-t-elle. Elle se souvint de Gorilk Joe, le garde du corps préféré de son père. Lui aussi était un géant, mais au corps noueux, et au cerveau rudimentaire. Il se vantait d’être l’homme le plus fort du monde. — Je me demande ce qu’il dirait s’il voyait Laprade. Probablement essayerait-il de le tuer pour prouver que nul ne peut lui résister… Mais je parierais sur Téraï. Il doit exister un homme comme lui par siècle : une intelligence de premier ordre, et un corps de fauve. Quel dommage qu’il soit de l’autre bord… Jusqu’à présent, tout s’était bien passé. Son compagnon ne soupçonnait rien. Elle avait déjà tourné plusieurs centaines de mètres de microfilms qui, astucieusement montés, permettraient de montrer les indigènes d’Eldorado sous un jour défavorable, et d’emporter au Parlement mondial le vote qui donnerait au BIM la charte large. Elle imagina la colère de Téraï et frissonna. C’était dommage. Elle aurait pu aimer un homme de cette envergure, s’il avait été plus réaliste, s’il ne s’était pas laissé entraîner par les rêveries de ces imbéciles de xénologues. Donner à chaque race sa chance, oui, pour qu’un jour elles se retournent contre l’homme ! Stella descendait d’une longue lignée de pure race blanche, la plus blanche de toutes, les nordiques. Son père n’avait pas encore accepté l’humiliation du vote de 2010 au Parlement mondial, qui avait donné libre droit d’immigration aux races colorées en Europe et en Amérique. Elle se rappela le jour déjà lointain où son père lui avait fait visiter, alors qu’elle était encore tout enfant, les immenses fonderies du BIM., sur la côte Pacifique. Ils étaient montés tout en haut de la tour centrale, et d’un geste large il avait désigné les centaines et les centaines de toits d’ateliers, les hauts fourneaux électriques, le complexe réseau de voies ferrées qui apportaient le minerai terrestre ou le raffiné du grand central de réception qui dressait son énorme masse blanche à 20 kilomètres de là et où arrivait, par transmetteur subspatial, la richesse minérale de cent planètes. — La puissance du BIM., et aussi la puissance de la Terre ! Tout cela, c’est nous, les hommes, qui l’avons bâti ! Aucune autre race dans le cosmos n’en aurait été capable. Souviens-toi bien, Stella : Dieu a donné l’Univers aux hommes ! Elle avait pourtant hésité, lors de sa vingtième année. Un de ses camarades d’Université était un jeune physicien, charmant, brillant et empressé auprès d’elle. Elle avait alors décidé d’étudier la physique. — Hum ! nous avons des ingénieurs pour cela, lui dit son père. Mais, après tout, il serait utile qu’il y ait quelqu’un dans la famille qui puisse comprendre leurs grands mots. Votre frère, n’est, comme moi, qu’un businessman. Puis Paul s’était tué, bêtement, en voiture. Et la physique avait perdu son charme. Sa mère était morte à son tour, et Henderson l’avait rappelée. Elle avait alors dirigé la maison, organisé les réceptions, les fêtes, les bals. Elle s’était rapprochée de son père, avait commencé à s’intéresser aux mille affaires que brassait le directeur général du BIM., avait pris goût aux intrigues. Un jour, il y avait six mois de cela, il l’avait fait venir dans son bureau personnel, tout en haut du Stellar Building, à New York. — Je suis ennuyé, Stella. Nous perdons de l’argent ! Nos fonderies ne travaillent qu’à 70 % de leurs possibilités. Je comptais obtenir la charte large pour Eldorado, mais la malchance nous poursuit : le sénateur Dupont s’est tué à la chasse en Afrique, le sénateur Willis a été battu, et mon vieil ami Schmidt, le second secrétaire du Président, est en congé de longue maladie ! Le Bureau de Xénologie intrigue contre nous, et on ne nous prolongera même pas la charte restreinte, j’en ai peur. Philips, en sous main, m’accuse d’incapacité. Vous voyez le tableau. Il paraît que les indigènes d’Eldorado sont tout à fait humains. La belle affaire ! Si c’est vrai, notre civilisation leur conviendra très bien ! J’aurais besoin que quelqu’un de sûr s’y rende, qui pourrait me faire un rapport détaillé sur la situation. Il y a sur cette damnée planète un individu du nom de Laprade, qui nous tire dans les jambes et dont nous n’arrivons pas à nous débarrasser. — Laprade ? Je croyais qu’il travaillait pour nous. Voyons, notre plus riche mine d’Eldorado s’appelle bien ainsi ? — Oui, au début, il nous a bien servis. Mais il intrigue maintenant avec les indigènes contre nous. — Qui est ce Laprade ? Une sorte de brute géante, dit-on, mais je ne le crois pas. Il nous contre trop subtilement pour être une brute. Il est métis, de jaune, je pense. Attendez, nous avons un dossier le concernant. Il dit quelques mots dans l’interphone, et un huissier lui apporta le dossier. Il ne contenait qu’une seule feuille. — Laprade, Téraï. Né le 17 janvier 2199 à Bergerac, France, 1 m 99, cheveux noirs, yeux noirs, champion olympique de décathlon… sans intérêt. Ah ! Docteur ès-Sciences, géologie, Université de Toronto. Fils de Paul Laprade, tué lors des émeutes fondamentalistes de 2223 et de Tetua Song… Voyons, oui, c’est bien ça. Tetua Song était elle-même fille de Song Tung Fei et de Nohoraï Oopa, la fédératrice de la Polynésie. Et comme Paul Laprade était fils d’un Français, Henri Laprade, professeur à la Sorbonne, et de Mary Wapano, de la famille Wapano, des mines de chrome de l’Arctique, il a quatre races en lui ! Européen, Tahitien, Chinois et Cree ! — Et vous voudriez que j’aille là-bas et que je le séduise ? — Non certes ! Je ne vous demanderai jamais de mission de ce style ! Nous avons des spécialistes pour cela. Mais j’aimerais un rapport de première main sur lui, et aussi sur les indigènes. Quelques films montrant leurs côtés sauvages. Avec cela, on peut remuer des consciences au Parlement mondial. Il suffirait de déplacer une dizaine de voix. — Herbert ne pourrait-il y aller ? Je ne sais si je serai capable… — Herbert m’est indispensable. Vous êtes sportive, vous avez fait l’Himalaya pour votre plaisir, et il y aura quelqu’un pour veiller sur vous. — Oh, je n’ai pas peur ! Soit, j’accepte. Mais je ne puis arriver là-bas comme une envoyée du BIM. — Oui, oui. Que faire, à votre avis ? — Nous allons nous brouiller, très ostensiblement, et j’essayerai de trouver une place comme journaliste à l’Intermondial. Le rédacteur en chef me faisait la cour, quand j’étais à l’Université. — Il est si jeune que cela ? — Non, il donnait des conférences sur le journalisme, que j’ai suivies. — Eh bien, d’accord, faites au mieux, mais ne prenez pas des risques inutiles, Stella ! Un instant, le businessman disparut devant le père. — Je n’ai pas beaucoup de temps à vous consacrer, ma fille, mais… Pauvre père, pensa-t-elle. Que dirait-il s’il me voyait actuellement naviguant sur une rivière d’un autre monde seule avec des indigènes et son ennemi ! Son ennemi qui est presque un ami pour moi. Un ami ? En était-elle sûre ? Par moments, elle se demandait si elle ne le gênait pas. Souvent il lui parlait rudement, presque grossièrement. Trois fois il l’avait embrassée de force, puis laissée aller, comme si elle ne l’intéressait pas. Et, bien qu’elle ne tînt nullement à avoir une aventure avec lui, elle s’en était sourdement vexée,, D’autres fois, au contraire, il était presque galant, prévenant. Il avait fait de son mieux pour faciliter ses contacts avec les Ihambés, et s’il n’avait pas toujours réussi, ce n’était point de sa faute. Elle se sentait à la fois attirée et repoussée par ce peuple primitif. Parfois, écoutant leurs chants, les voyant faire les gestes quotidiens de la vie, elle parvenait presque à oublier qu’ils n’étaient pas des hommes de la Terre. Puis un mot, une intonation de voix, une coutume, révélaient brusquement l’abîme qui, lui semblait-il, béait entre eux et elle, et sa peau se hérissait, comme celle du chien devant le loup qui lui ressemble. Par souci d’objectivité, elle avait lutté contre cette répulsion. Téraï l’attribuait à son éducation inconsciemment mais profondément raciste, au milieu dans lequel elle avait vécu. Mais il lui semblait que les causes en étaient plus profondes. En ce moment le vent apportait à ses narines l’odeur de Laélé et de son frère dans la pirogue voisine : cette odeur n’était pas désagréable, mais étrangère. Comme elle était honnête, elle se demanda aussi si elle ne se cherchait pas des excuses. En regardant froidement les choses, elle était en train de commettre un abominable abus de confiance, profitant de la protection de Téraï pour accumuler des armes contre lui, et ses amis. Il était donc nécessaire que ces amis soient méprisables, qu’ils représentent un danger ou une gêne pour ce qui lui était cher, si elle voulait conserver sa propre estime. Mais à mesure que passait le temps, cette position devenait de plus en plus difficile à tenir. Elle cherchait à rassurer sa conscience en se disant qu’après tout les Ihambés et les autres tribus s’adapteraient à la civilisation humaine, qu’elle veillerait à ce que la domination du BIM ne soit pas trop sauvage. — Eh bien, Stella ! Vous rêvez à ce que vous écrirez dans votre affreux canard ? Elle sursauta et rougit, se sentant presque devinée. Sous ses dehors brutaux, Téraï possédait un esprit pénétrant qui, plus d’une fois, l’avait mise mal à l’aise. — Je ne sais pourquoi j’ai accepté de vous guider, continua-t-il. Peut-être parce que j’ai senti que vous étiez prête à tout pour recueillir vos documents, même seule ! Et il eût été pitoyable de voir quelqu’un de si joli périr sous les flèches des Umburus, ou servir de couveuse à des niambas ! Mais je m’en repentirai, oh oui ! — Alors, pourquoi l’avoir fait ? — Il y a sur cette planète un véritable petit démon ailé, le bilrini, Microraptor ferox. Cinq centimètres d’envergure. Il détruit les nids des autres pseudo-oiseaux, saccage les fleurs et tue de son bec empoisonné des animaux bien plus gros que lui. Eh bien, quand j’en trouve un pris au piège d’une plante à glu, je le délivre toujours. Ils sont trop beaux pour finir si misérablement ! — Et vous craignez mon bec empoisonné ? — Euh, euh ! Si vous avez de mauvaises intentions envers ce monde, vous pouvez lui faire beaucoup de mal. Et si vos intentions sont bonnes, une fois que votre article aura été réécrit pour plaire au public, le dégât sera sans doute encore plus grand ! — Tous les lecteurs sont-ils donc des imbéciles à vos yeux ? — Non. Simplement des intoxiqués. Il faudrait, pour commencer, que les journaux disent la vérité, dont ils se moquent, ensuite que les lecteurs soient capables de réfléchir. Peut-être, en faisant sauter les stations de radio et de télévision, en enfermant tous les agents de publicité, en cessant d’égaler civilisation et machines inutiles… — En retournant au stade où sont vos amis, sans doute ? — Non, certes ! Mais à quoi bon discuter avec un Terrien ? Dans trois jours nous arriverons à Kintan, port fluvial de l’empire de Kéno, et sa capitale en même temps, sur la basse Iruandika. Vous verrez là, du moins je l’espère, une autre forme de civilisation, au niveau technique de l’ancienne Assyrie, mais avec un tout autre fondement moral. — Pourquoi dites-vous : je l’espère ? — De curieuses nouvelles… Il recommença à pagayer. Stella se lassait de la monotonie des rives basses, plantées d’arbres et de broussailles qui coupaient la vue sur la savane et ses animaux. De temps en temps, un dos noir crevait la surface des eaux, et selon le cas, Téraï continuait calmement à pagayer, ou, au contraire, attirait à lui son fusil, prêt à toute éventualité. Mais rien n’attaquait jamais la pirogue, et il posait bientôt son arme, reprenait sa rame. — Puis-je prendre la seconde pagaie ? J’en ai assez d’être transportée comme une princesse ! — Si vous voulez. Le temps passa plus vite, mais bientôt le bras de Stella, se fatigua, ses reins devinrent douloureux, et elle fut obligée de s’arrêter. Le ciel de plomb écrasait l’étendue et se confondait tout au bout de l’horizon avec les eaux grises de l’Iruandika. La pirogue portant Laélé et son frère voguait à quelques mètres sur la gauche, et Stella regardait sans voir les molles ondulations s’évasant en éventail de sa proue. Téraï chanta à mi-voix un air triste et lent, qui tirait de sa lassitude une beauté désespérée. En l’écoutant, Stella sentit monter les sentiments qu’éveillaient en elle sur Terre les mélopées de bûcherons ou de pionniers, qui disent la mélancolie de la vie, des rencontres brèves, des amitiés esquissées et aussitôt rompues, la fatalité des séparations à l’aube, près des cendres froides. — Que chantez-vous ? Il sursauta, comme tiré d’un rêve. — Les Flots de l’Iruandika. — C’est beau. — Je ne devrais pas, c’est un chant de femme ! Mais les Ihambés ont pris leur parti de ma bizarrerie à ce sujet. J’en ai fait une traduction libre, en français. Voulez-vous l’entendre ? — Oui, bien volontiers. Il posa sa pagaie sur le plat-bord, et des gouttes légères s’égrainèrent au fil de l’erre. Il chanta : Les flots de l’Iruandika Emportent ma pirogue, lté, lté, tu n’es plus là Tu es parti, loin de mes bras Dans la brume de l’aube ! Deux fois déjà j’ai vu monter Derrière le col les trois lunes ! Sans toi brûle le feu sacré, Tu partis, sans te retourner A l’aube, dans la brume ! On dit qu’une fille de Kéno Aurait volé ton âme ! Que la prenne Antafarouto ! Tu es parti, dans ton bateau En poussant fort la rame ! Tu reviendras pourtant, je sais Le cœur brûlé par ta chimère, Mais de t’attendre, trop lassée, Je suis partie, je vais sombrer Dans la brume éternelle ! — C’est un chant ihambé ? — Oui, mes amis ont le cœur poétique. A vrai dire, dans le texte original, il n’est pas question de cœur, mais d’un organe qui correspondrait plutôt à notre rate ! On ne sait pas qui l’a composé, ni quand. C’est devenu un chant traditionnel de femme abandonnée ou de veuve. Il ne peut cependant dater de plus de 400 ans environ, car auparavant les Ihambés ne vivaient pas dans le bassin de l’Iruandika, mais dans celui de la Betsihanka. Il est vrai que la substitution de nom est facile, et n’altère pas le rythme. — Voulez-vous me l’apprendre ? — Non, pas ici. Vous n’y avez pas droit. Que je le chante, moi, un homme, c’est de mauvais goût, sans plus. Vous, ce serait un sacrilège. Plus tard, quand nous serons revenus à Port-Métal. — Que vos Ihambés peuvent donc être ennuyeux avec leurs coutumes ! — Et les vôtres, mademoiselle ? Que pensez-vous du tabou qui, dans toutes les réunions terrestres, frappe les sujets sérieux ? Ne croyez-vous pas que je ferais scandale si, à une réception de votre père, en admettant qu’il m’y invite, j’attirais dans un coin un de ses ingénieurs pour lui demander son avis sur telle ou telle mine ! Fi, le rustre qui parle business en dehors des bureaux ! Elle rit. — Il y a du vrai dans ce que vous dites. Maintes fois j’ai dissimulé mes bâillements, pendant ces soirées. — Allons, vous n’êtes pas tout à fait perdue ! Je n’aime pas beaucoup votre père, mais on n’arrive pas à sa position si on n’a pas d’intelligence, d’énergie, et le don de voir ce qui est important et ce qui ne l’est pas. Mais pour vous, le nid est fait, maintenant, et vous devriez penser à en faire un qui soit le vôtre ! — Que suis-je en train de faire ? Vous savez bien que je suis brouillée avec mon père. — La loi ne lui permet pas de vous déshériter à plus de 75 pour cent. Aurea mediocritas, aurait dit Horace. — Pardon ? — Excusez-moi, on m’a enfoncé du latin dans la gorge, quand j’étais enfant. Cela se fait encore dans les lycées un peu archaïques, comme celui de Papeete ! Alors, de temps en temps, j’en vomis quelques bribes. Je voulais dire que, quoi qu’il en soit, vous aurez une confortable fortune ! — J’ai toujours le droit de la refuser ! — En aurez-vous le courage ? Pourtant, je vois en vous une force qui mériterait mieux qu’une vie stérile sur une Terre surpeuplée. — On peut encore y faire bien des choses utiles ! — Oui, mais on les y fait bien rarement ! La Terre est finie, Stella ! Oh ! elle a encore de beaux jours devant elle. Elle restera encore, pendant quelques siècles le centre de la civilisation, malgré sa pourriture. Mais regardez-la bien ! Elle se vide tous les jours de sa substance créatrice ! De nouvelles colonies s’établissent chaque année, où partent les forts, les esprits libres ! — Je vous croyais opposé à la colonisation ! — Il existe des mondes habitables où il n’y a nulle race intelligente. Ce sont ceux-là que nous devons conquérir. — Alors, que faites-vous ici ? — Je ne conquiers pas, j’étudie ! Il n’y aurait pas d’inconvénient, au contraire, à ce qu’il y ait sur Eldorado une petite colonie à but non commercial. Nous pourrions apprendre pas mal de choses des indigènes, et leur éviter de trop coûteuses bêtises. Mais il ne doit pas y avoir de peuplement terrien permanent. C’est pourquoi je lutte, dans la mesure de mes faibles moyen contre les tentatives du BIM d’obtenir la charte large. Ce serait la fin de toute possibilité de civilisation originale sur cette planète. Enguété, Eenko ? Le grand Ihambé indiquait du bras un promontoire. — Imbiti iéké ! — Nous allons camper là, traduisit Téraï. Je laisse toujours le choix du site à Eenko quand il est avec moi. C’est sa planète, et il la connaît mieux que moi. Stella serra frileusement son écharpe autour de ses épaules. La nuit tombée, l’air était frais et humide près de la rivière. Deux huttes de branchages, rapidement construites par les ihambés, se dressaient sous un arbre aux somptueuses fleurs rouges. Le feu éclairait les broussailles au-delà du cercle défriché à la machette par Téraï. Les indigènes dormaient déjà sous l’un des abris, et seuls Téraï et Laélé partageaient sa veille. La rivière coulait doucement, avec un léger friselis, et sur l’autre rive, Anthia, la plus grosse des lunes, semblait fichée sur un arbre pointu et jetait sur les eaux un chemin d’écailles dorées. De temps en temps on entendait s’ébrouer quelque monstre aquatique, ou le flac d’un poisson qui sautait. Téraï étira ses bras énormes. — Voilà quelque chose que la Terre ne peut plus vous donner, Stella. Une soirée au bord d’un fleuve sauvage ! — Vous vous trompez. Sans parler des zones incultes de l’Amazone ou de l’Orénoque, j’ai passé bien des moments semblables près de lacs américains ou canadiens. — Avec, à portée, une auto, un hélico, un poste de radio, et, à peu de distance, un drugstore ! Et vous rentriez chez vous persuadée de vous être plongée dans un bain vivifiant de sauvagerie. J’ai cru, une fois, alors que j’avais dix-huit ans, trouver une île déserte, perdue dans l’archipel des Toubouaï. J’y étais allé de Tahiti, en pirogue à balancier, avec une amie de mon âge. Au bout de trois jours, nous avons entendu beugler un pick up sur la plage ! Toute une cargaison de touristes – américains, français ou suédois, je ne me souviens plus, débarqués d’un hydravion. Ici, c’est différent. Nous pourrions disparaître, nul ne connaîtrait jamais notre sort. Théoriquement, nous sommes encore en territoire ihambé, nous ne franchirons la frontière que demain, après les gorges qui percent la chaîne des Monts Hétio. Mais personne ne vient jamais dans cette région. Eh là ! Qu’est-ce que c’est ? Une gigantesque forme noire venait d’apparaître dans le cercle de lumière. Haut de quatre mètres, l’animal rappelait l’éléphant, avec cependant de petites oreilles dressées et deux trompes d’où sortaient des sons cuivrés. Téraï arracha du feu un brandon, l’agita sous la tête de l’animal qui l’écrasait de sa masse et qui se mit à geindre piteusement avant de prendre la fuite dans un fracas de branches cassées. Téraï se rassit calmement. — Vous n’avez donc peur de rien ? — Si, des araignées et des vieilles filles, particulièrement celles de l’Armée du Salut. Mais j’ai été courageux à bon compte : le bishtar n’est dangereux qu’à l’époque du rut. — Cela s’appelle un bishtar ? — Oui, Bishtar gigas Laprade. Les Kénoïtes les utilisent comme nous les éléphants. C’est moi qui ai nommé cette brute, d’après un vieux roman d’anticipation américain que j’avais trouvé chez un Chinois de Papeete, et où il y avait un animal qui ressemble curieusement à la bête que vous venez de voir. Mais il est temps de dormir. Pour que vous n’ayez pas peur de moi, Laélé couchera dans la même hutte que nous. DEUXIEME PARTIE LA VERMINE DU LION CHAPITRE PREMIER L’EMPIRE DE KENO Au détour de la rivière, la ville apparut d’un seul coup, entassant dans ses murailles rouges un flot serré de maisons grimpant sur les collines, et que dominaient en hautes silhouettes pyramidales un temple et le palais de l’empereur. Depuis l’avant-veille, leurs pirogues avaient croisé les bateaux des pêcheurs kénoïtes, petits hommes brun foncé, aux courts cheveux taillés en brosse. Téraï en avait hélé deux ou trois en leur langue, ne recevant en réponse que de brèves syllabes. Puis les champs cultivés avaient remplacé la savane. Ils accostèrent à une jetée, amarrèrent leurs embarcations. Entre les quais et les fortifications percées d’une porte gardée par deux tours, s’étendait une vaste zone nue où circulaient charrettes de poissons, de pierres ou d’argile, tirées par des quadrupèdes massifs, sans cornes. Téraï fixa son sac sur son dos, prit son fusil en bandoulière, et s’avança, suivi de Stella et des Ihambés, semblant encore plus colossal à côté des citadins dont peu atteignaient son épaule. Comme ils approchaient de la porte aux massifs vantaux de bois armé de bronze arrivèrent des soldats casqués et cuirassés. Téraï se dirigea vers eux, faisant signe à ses compagnons de l’attendre. La conversation fut longue, et Stella ayant vu qu’Eenko et ses camarades avaient tout doucement armé leurs arcs prit sa carabine. Puis le géologue revint. — Complications ! Il paraît qu’on n’entre plus comme ça dans Kintan. J’ai fait demander le chef de la garde des murs, Ophti-Tika, qui est un vieil ami. Mais ceci confirme les renseignements que me donna Ohémi, et je n’aime pas ça ! En attendant, Stella examina et photographia les murailles. Hautes de dix mètres, coupées de tours carrées tous les trente mètres à peu près, elles étaient bâties en blocs de lave rouge sommairement équarris, réunis par un mortier rose. — Combien d’habitants ? — Pour autant que je puisse le savoir, environ cinq cent mille. — Cinq cent mille ! — L’empire de Kéno est très vaste et s’étend jusqu’à la mer. Si la capitale est tellement excentrique, c’est parce que les empereurs ont toujours voulu être proches des monts Hétio, les monts sacrés. — Tout de même, cinq cent mille ! — Babylone en comptait bien plus ! Voici Ophti-Tika. Laissez-moi lui parler seul à seul. L’officier s’avançait, géant pour les Kénoïtes, son armure de bronze poli jetant des feux au soleil, un large sourire sur sa face glabre et osseuse. Il salua Téraï de l’épée. Cette fois la conversation fut courte, et ils passèrent sous la grande porte, encadrés de soldats qui leur frayaient un chemin dans la foule. Une fois la porte franchie, on arrivait directement dans la ville : un boulevard circulaire, large d’une dizaine de mètres, suivait les murs, et il en partait une multitude de rues tortueuses pavées de galets pointus et glissants, qui s’enfonçaient vers le cœur de la cité. Les maisons, de deux ou trois étages, construites en bois et en torchis sur des fondations de pierre, s’avançaient en auvent au-dessus des ruelles, les transformant en tunnels sombres et étroits. Un profond caniveau central servait de collecteur d’égouts, mais l’odeur était pourtant supportable. Stella en comprit la raison en y voyant couler un flot rapide. — Oui, dit Téraï, ils utilisent une source intermittente comme balayeur municipal. Il est interdit de jeter dans le canal quoi que ce soit qui puisse l’obstruer. Sur des planches servant de comptoirs, posées sur les appuis des fenêtres en arc de cercle, les marchands étalaient nourritures, épices, objets travaillés de pierre, de bois, de cuivre ou de bronze, bijoux barbares, souvent beaux, ornés de magnifiques cristaux ou de gemmes mal taillées. Dans les ténèbres des arrière-boutiques, percées de la lueur jaune des lampes à huile nécessaires même en plein jour, grouillait toute une vie obscure, femmes occupées à leurs travaux, enfants jouant ou pleurant, et les inévitables puchis, petits quadrupèdes jouant le rôle de chiens. Les marchands poussaient de rauques cris d’appel, les acheteurs discutaient à voix haute et d’un étage sortait le grincement discordant d’un instrument de musique accompagnant quelque chanteur. Les soldats de l’escorte marchaient devant, repoussant les citadins fermement, mais sans brutalité inutile, du bout de la hampe de leurs lances. Nul ne s’en formalisait, et Stella eut l’impression d’une civilisation primitive, mais bon enfant. La rue monta, les boutiques devinrent de plus en plus grandes, mieux éclairées, et subitement ils débouchèrent sur un second boulevard, plus large que le premier, et dont le côté opposé était dominé par une autre enceinte, plus basse. Derrière elle jaillissait la cime de grands arbres. — Nous venons de traverser le quartier populaire, ou plutôt le cercle populaire, dit Téraï. L’étroitesse des rues est voulue, elle facilite la défense, au cas où l’ennemi arriverait à s’introduire dans la ville, ce qui s’est produit cinq fois dans son histoire. — Cela doit favoriser les incendies, aussi. — Les maisons sont en bois de gau, presque incombustible. Elles brûlent cependant quelquefois, mais le feu ne s’étend pas trop grâce à un service de pompiers remarquablement organisé. Ils franchirent la seconde enceinte, par une porte fortifiée. Leur escorte les abandonna, sauf le capitaine. Stella poussa un cri de surprise : la ville intérieure était complètement différente de l’autre, de larges avenues perpendiculaires la découpaient en rectangles de verdure au sein desquels se dressaient des maisons de pierre, basses et longues, avec un péristyle de colonnes gracieuses. Le contraste était si frappant qu’elle ne put se retenir de dire : enfin, la civilisation ! Téraï se retourna, un sourire narquois aux lèvres. — Oui, la civilisation. Savez-vous à quel prix ? L’esclavage ! Ce luxe, dans cette société qui ignore toute autre source d’énergie que le travail musculaire, ne peut reposer que sur lui. Il n’est d’ailleurs pas trop dur, et les esclaves sont relativement bien traités. Ou l’étaient… — Que voulez-vous dire, l’étaient ? — Je vous en parlerai. Laissez-moi « pomper » ce vieil Ophti. Il se replongea dans une conversation animée avec le capitaine. Laélé s’approcha de Stella. — Mauvais endroit ! Enfermé ! — Vous n’étiez jamais venue ici, Laélé ? — Non. Téraï souvent. Moi pas. — Pourquoi ? — Parce que l’occasion ne s’en était pas présentée, mademoiselle, intervint le géologue. Et je commence à me demander si j’ai bien fait de vous emmener, l’une comme l’autre. — Que craignez-vous ? — Je ne sais trop. Mais il y a eu des changements bizarres depuis mon dernier séjour à Kintan. Je vous en parlerai plus tard. Voici ma maison. Il indiquait sur une butte une somptueuse demeure de pierre rouge, du style dominant dans la ville intérieure. Ils pénétrèrent dans le parc par une porte voûtée, et Stella remarqua l’épaisseur des murs, et leur hauteur. — Une véritable forteresse ! — Vous ne croyez pas si bien dire ! Ils suivirent une longue allée montant vers la maison, et ombragée de grands arbres aux larges feuilles vert foncé. Un groupe de Kénoïtes les attendait, hommes et femmes mêlés, exprimant par de grandes gesticulations et des génuflexions leur joie de revoir Téraï. — Vos esclaves ? Il se retourna, un éclair de fureur aux yeux. — Je n’ai pas d’esclaves, mademoiselle ! Ils l’étaient, oui, avant que je ne les aie achetés. Maintenant, ils sont libres autant que vous ou moi ! Il monta sur un perron de sept marches, se retourna vers le petit groupe, leur parla, montrant tantôt Laélé, tantôt Stella, tantôt les Ihambés. Resté un peu à l’écart, le capitaine souriait de toutes ses dents à une jeune fille d’une grande beauté. Après une clameur de joie, les Kénoïtes se dispersèrent. — Je vous ai présentées, dit Téraï, Laélé comme la maîtresse de la maison, vous comme une puissante princesse d’un monde lointain. Ténou-Sika ! La jeune fille qui souriait au capitaine s’approcha. — Elle sera particulièrement chargée de vous, Stella. Elle est née à Port-Métal, et comprend et parle l’anglais. Elle va vous conduire à vos appartements. — Venez, Altesse, dit-elle clairement. Stella la suivit à travers un corridor dallé de marbre bigarré, aux murs de pierre blanche qui abritaient dans des niches de curieuses statues humaines ou animales, franchit une porte de bois noir et pénétra dans la chambre qui devait être la sienne. Grande, rectangulaire, elle donnait sur un atrium à jet d’eau central. Un lit bas, aux pieds de bois sculptés en têtes de fauves, des tentures de tissus multicolores aux murs, une table carrée, deux chaises et un tapis épais formaient tout l’ameublement. Mais à côté, une pièce plus petite offrait une piscine de quelques mètres carrés, un grand miroir de bronze poli et une sorte de coiffeuse. Dans un renfoncement du mur pendaient des vêtements kénoïtes. — Le maître espère que cet appartement vous conviendra. Si vous avez besoin de moi, frappez ce gong. — Restez, Ténou-Sika. — Comme son Altesse voudra. — Ne m’appelez pas ainsi, cela me gêne. Je voudrais prendre un bain. Avez-vous du savon ? — Oui, qui vient de la Terre. Dans cette boîte rouge. Elle se déshabilla, plongea avec délice dans l’eau fraîche. — Il y a une semaine que je n’avais eu ce plaisir ! On ne peut se baigner dans l’Iruandika. — Oh non, maîtresse ! Il y a trop de milous et de spirous ! — Dites-moi, Ténou… Puis-je vous appeler ainsi ? Je suis d’un peuple qui n’aime pas les noms trop longs… — Alors, c’est Sika qu’il faut dire. — Dites-moi donc, Sika, avez-vous été esclave ? — Hélas oui ! J’ai été capturée, quand j’étais très jeune par un raid de bogals, les bandits des collines à l’ouest de Port-Métal, et vendue sur le marché de Tem-beg-Ha. Heureusement, mon maître n’était pas méchant. Je n’ai été fouettée que deux fois. — Fouettée ! — Oui, j’avais volé du sirop de tinda aux cuisines. Puis mon maître est mort, et j’ai été revendue à un marchand d’esclaves qui m’a amenée à Kintan. Là, Rossé Moutou m’a achetée. J’ai eu peur, il paraissait si grand, si terrible ! Mais à peine étions-nous arrivés dans sa maison qu’il m’a libérée ! — Et vous êtes restée chez lui ? — Mes parents sont morts, tués par les bogals. A Port-Métal, je n’aurais su que faire. Ici, je suis bien traitée, bien payée. — Et tous vos compagnons sont libres aussi ? — Oui, le maître ne veut pas d’esclaves. Il dit que c’est mal de vendre des hommes. — Et qu’en pensez-vous ? — Il m’est difficile de lui donner tort ! Y a-t-il des esclaves sur Terre ? — Grand Dieu, non ! Il y en a eu, autrefois, il y a longtemps. — Alors la Terre doit être une bonne planète, bien que le maître ne l’aime pas. Mais non, il ne peut pas avoir tort. Il doit y avoir d’autres choses mauvaises ! Stella rit. — Oui, il y en a. De bonnes aussi. Vous admirez beaucoup M. Laprade, n’est-ce pas ? — Ce n’est pas un homme, maîtresse ! C’est un demi-dieu ! Il peut tuer un guerrier d’un coup de poing ! Il peut courir plus vite qu’aucun autre, porter des poids deux fois plus lourds, et il sait tout ! IL… — Il est en effet assez extraordinaire. Et que pensez-vous de sa femme et de ses amis ? Sika prit un air craintif. — Puis-je parler librement ? La maîtresse ne le dira pas au maître ? — Je vous le promets. — Je ne connais pas la maîtresse Laélé. Les autres… les autres, ce sont des sauvages ! Oh, je ne critique pas le maître ! Il a là une bonne escorte. Ici, tout le monde a peur des Ihambés. — Pourquoi ? Attaquent-ils Kéno ? — Non, plus maintenant, plus depuis que le maître est parmi eux. Avant, ils brûlaient les villages, tuaient les hommes, enlevaient les femmes ! Oh, les Kinfous, au nord, sont pires, bien sûr ! Ils ne combattent pas ouvertement, à moins d’être les plus nombreux. — Et ce capitaine à qui vous parliez ? La jeune kénoïte rougit. — Il veut m’épouser. — Et vous ? — Je voudrais bien, mais je n’ose pas. — Pourquoi donc ? — Si je quitte le service du maître, je ne veux pas rester à Kintan. Il y a de mauvaises choses ici, maintenant Et Tika est obligé d’y rester, jusqu’à ce qu’il devienne capitaine en chef. Alors, il pourra commander une province sur la frontière nord, et là, je le suivrai volontiers. — En face de ces terribles kinfous ? — Il y a de mauvaises choses ici, maintenant. Tant que le maître est là, je n’ai pas peur. Mais sans sa protection, je ne voudrais plus y vivre. S’il veut vous en parler, il le fera. — Et d’avoir été esclave n’empêche pas votre mariage avec un officier ? — Non. Pourquoi ? Je suis née libre et je suis libre. — Eh bien ! Sika, bonne chance. Aidez-moi à me sécher. — Vous ne pouvez pas remettre ces vêtements, maîtresse, ils sont sales et déchirés. Je vous en ferai faire d’autres, identiques, si vous voulez. Mais j’ai ici tout ce qu’il faut pour vous habiller, si vous acceptez de porter notre costume. — J’en avais beaucoup d’autres ! Hélas ! ils doivent faire l’amusement de quelque femme umburu ! — Vous avez traversé le pays umburu ? Avec le maître ? — Oui, et j’y ai perdu tous mes bagages. — Sans lui, vous auriez perdu la vie ! Voici quelque chose qui vous ira tout à fait. Elle présenta à Stella une longue bande de fin tissu vert pâle, qu’elle enroula prestement autour de son corps, et fixa avec quelques épingles de bronze. — Laissez-moi vous peigner maintenant. Vous avez des cheveux comme de l’or rouge ! Personne ici n’a de tels cheveux. Pourquoi sont-ils si courts ? — C’est la mode chez nous. — Quel dommage ! Vous avez la peau si blanche, et vous êtes si grande. Pourquoi le maître ne vous a-t-il pas choisie, au lieu d’une sauvage ? Tout en parlant, elle coiffait Stella, lui passait sur la peau du visage une huile douce, à faible odeur d’amande amère. — Voilà. Vous êtes plus belle que la femme de l’empereur. Elle se regarda dans le miroir. Le roulé-drapé mettait en valeur sa silhouette, ses cheveux avaient été arrangés en torsade autour de sa tête, et elle fut obligée de reconnaître que, même dans une réception à New York, elle aurait eu fière allure. Sika lui passa autour du cou un collier de pierres vertes, dans lesquelles elle reconnut avec étonnement des émeraudes mal taillées, mais magnifiques. — C’est un cadeau du maître. — Je ne puis accepter ! Ces pierres valent une fortune sur Terre ! — Ici aussi, mais le maître est très riche. — Vous êtes prête, Stella ? La voix tonnante de Téraï retentit derrière la porte. — Oui, entrez ! Il siffla, s’inclina. — Salut, princesse barbare ! — Merci, mais je ne puis accepter votre cadeau. — No strings attachée ! Vous ne me devez rien pour loi. — C’est de la folie… — Bah, j’en ai quelques dizaines de kilos. Un coup de chance, il y a trois ans, dans les monts Khounava. Un gîte fantastique ! Dommage que les joailliers indigènes soient si mal équipés pour les tailler. Levy et Jacobson, à New York, vous arrangeront ça. Allez, venez dîner. Il faut que je vous parle, ensuite. Téraï déploya sur la table un plan de Kintan. — Voyez-vous, Stella, le site se prête admirablement à la défense : entre la boucle de l’Iruandika et celle de la Komara qui se jette dans la première en aval de la ville, le terrain forme une colline ronde sur laquelle est bâtie Kintan, le point culminant étant occupé par le palais de l’empereur. Dans la partie resserrée, entre les deux rivières, une seconde colline, allongée du sud-sud-est au nord-nord-ouest barre presque totalement le passage. Les fortifications externes suivent les deux cours d’eau, puis escaladent cette colline de Hratù. Son sommet aplani forme la place d’arme, où se déroulent les parades de l’armée, et elle porte, à son extrémité sud, l’ancien temple de Béelba. Ma maison est située ici, sur la pente ouest, vers le bas. — C’est vous qui avez fait bâtir ce somptueux palais ? — Non, je l’ai acheté au prince Sofan, neveu du vieil Empereur. Comme vous pouvez le voir, Kintan est facile à défendre. Les Kénoïtes, ou, comme ils disent eux-mêmes, les Kénoaba, sont un peuple paradoxal : ils ont une excellente armée, bien entraînée et bien commandée, d’habiles ingénieurs militaires, mais ne sont pas guerriers pour deux sous ! Ce sont essentiellement des marchands, des agriculteurs, des artisans. — Quelle est leur organisation sociale ? — Classique. L’empereur, les nobles ou plutôt les chefs, car il n’y a pas de vraie noblesse, les prêtres, les marchands, les soldats, les artisans et les cultivateurs, enfin les esclaves. Ceci dans l’ordre de préséance. — Religion ? — Polythéisme modéré. Beaucoup de dieux, mais seulement deux importants : Klon, dieu céleste, dieu de la foudre, du vent, de la pluie, etc., et Béelba, déesse de la terre, des ondes, de la fécondité animale et végétale. Bien entendu les prêtres de l’un et de l’autre ne s’aiment guère. Je soupçonne d’ailleurs une sorte de syncrétisme entre une antique religion chtonienne, indigène, et une religion autrefois guerrière d’envahisseurs, mais cela date certainement de longtemps. Je suis, ou plutôt j’étais, en bons termes avec les deux clans. Mais il semble que les suivants de Béelba s’agitent. Ils auraient fait assassiner le vieil empereur pour assurer le trône à son neveu Oïgotan, frère du Sofan qui a construit la maison où nous sommes. Je connais Oïgotan, et je ne l’aime pas. Enfin, chose plus grave, ils auraient réformé le culte, en y réintroduisant des sacrifices sanglants. Cela m’inquiète. C’est si peu en accord avec la mentalité kénoïte actuelle que je suis presque sûr qu’il y a des influences extérieures en jeu ! — Que voulez-vous dire ? — L’an dernier, après mon départ, ont eu lieu les premiers sacrifices : humains ! Comme par hasard, le sort est tombé sur les familles fidèles à la politique ancienne, celle de l’empereur assassiné : pas de guerres, pas de conquêtes. Et cette réforme du vieux culte s’est accompagnée de miracles, à ce que m’a dit Ophti-Tika. Je ne crois pas aux miracles, moi, sauf à ceux qui peuvent être faits par une science avancée. — Et qui soupçonnez-vous ? Il ne répondit pas tout de suite, la scrutant pensivement du regard. — Etes-vous bien ce que vous prétendez être, Stella ? dit-il enfin. — Comment ? — Etes-vous bien une simple journaliste ? — Que voulez-vous que je sois d’autre ? — Les yeux et les oreilles du BIM, dit-il brutalement. — Vous êtes impossible ! Je vous ai déjà dit que j’étais brouillée avec mon père, qu’il m’a chassée… — Ouais ! C’était dans les journaux. Mais un homme de la puissance de Henderson peut acheter les journaux ! — Comment puis-je vous le prouver, alors ? Téraï eut un sourire ironique. — Facile ! Jusqu’à votre… querelle avec lui, vous avez été le bras droit de votre père. Vous pouvez donc me renseigner sur ses projets, en ce qui concerne Eldorado. — C’est une trahison que vous me demandez ? — S’il vous a chassée… — Je ne trahis pas mes anciens amis, encore moins ma famille ! — Et vos amis présents ? — C’est moi qui choisis mes amis ! — Ce qui signifie que je n’en suis pas ? Je m’en moque ! Ce dont je ne me moque pas, c’est de ce monde, et de mes amis à moi ! Il y a dans cette brusque réforme religieuse, dans ce sinistre passage, en un an, de l’offrande de fruits à des sacrifices humains quelque chose d’inexplicable. Comme si une puissance occulte voulait, pour des fins personnelles, transformer le pacifique empire de Kéno en une puissance sanguinaire et expansionniste. La même force cachée qui distribue des fusils aux Umburus ! Oh ! ne vous inquiétez pas, je trouverai. Vous croyez sans doute que vos gens de Port-Métal sont les maîtres de cette planète ? Ils en contrôlent quelques kilomètres carrés à peine ! Je pourrais les faire disparaître de sa surface en quelques jours, si c’était nécessaire. Moi aussi, je puis distribuer des armes. Mais je ne serai jamais assez salaud pour propager une religion comme celle qui, à coups de miracles truqués, gagne maintenant ses adeptes par centaines, ici, à Kintan ! — Je vous assure que j’ignore tout de cette question ! — Ça, je veux bien le croire. Mais cela ne signifie pas que vous ignorez tout des projets du BIM. Voulez-vous que je vous dise ce qu’ils sont ! Vous me direz si j’ai bien deviné. Ce n’est pas très difficile. Vous connaissez l’origine du BIM. Avant l’unification, en 2001, le Bureau international des Métaux se constitua sous l’égide des Nations Unies pour répartir équitablement les richesses minérales, en même temps que le Bureau des Céréales, etc. Quand le gouvernement mondial fut constitué, tout naturellement le BIM devint son bureau des mines. Quand les planètes du système solaire furent conquises, leurs mines en dépendirent aussi. En 2070 eut lieu la première expédition interstellaire. Le directeur d’alors, Dupond, fit voter le décret d’extension aux planètes extrasolaires. Tout le monde se moqua de lui ! Importer du minerai d’autres systèmes ! Effectivement, jusqu’en 2123, le prix de revient eût été prohibitif. Mais alors Larssen inventa l’Ionisation : rien d’organisé, homme, animal, viande ou machine ne peut l’utiliser, puisque, au récepteur tout arrive sous la forme de poudre amorphe, mais le parfait instrument colonial, puisque la colonie peut exporter ses matières premières à bas prix, et ne peut importer de produits manufacturés que par astronefs, ce qui l’empêche de monter des industries rivales en faisant venir des machines. Vous savez aussi comment votre grand-père, Thor Henderson, mit la main sur le BIM. Comment, par corruption, il fit nommer son fils comme son successeur. Comment le BIM est devenu la vraie force, presque le vrai gouvernement de la Terre. Comment on justifie la colonisation de planètes, même habitées, en racontant au peuple que les mines terrestres sont épuisées. Bon sang, le BIM a même eu le culot de faire élever une statue à Osborn ! Théoriquement, ce n’est qu’un bureau de gouvernement fédéral, pratiquement il a en main toutes les mines, toutes les fonderies, et la plus grande partie de l’industrie métallurgique ! Et qu’est devenu Tom Duskin, le chimiste qui avait trouvé un plastique capable de remplacer les métaux légers dans à peu près toutes leurs applications ? Suicidé après avoir brûlé ses notes, hein ? Si le peuple jugeait le BIM néfaste, il pourrait… Le peuple ! Vous me parlez du peuple ! Mais il n’existe plus, le peuple ! Bourré de propagande jusqu’à la gueule par les radios, les journaux, la tridi ! Et pourquoi s’interrogerait-il, le peuple ? On lui donne de beaux jouets, de belles voitures bourrées de chrome et d’un or inutile ! Des hélicos en titane ! Des machines à laver plaquées d’argent ! Il faut bien faire tourner les usines, n’est-ce pas ? Alors, si cela signifie une planète de plus de massacrée, que lui importe ? Il faut bien civiliser les sauvages ! D’ailleurs, ce ne sont pas des hommes ! — Il y a des planètes protégées ! — Oui, par le BUX, le Bureau de Xénologie. Il y réussit une fois sur cent ! Oh, ils font un beau travail, et je leur tire mon chapeau ! Quinze minables croiseurs pour cartographier la galaxie, entrer en contact avec les races non humaines, essayer d’empêcher une exploitation trop éhontée du cosmos ! Et, comme l’écrit le torchon que vous représentez, ils retardent l’extension de la civilisation pour garder des terrains d’étude à quelques savants à demi fous ! Oh, nous tomberons bien un jour sur une race forte, une race qui possédera elle aussi ses vaisseaux stellaires ! Peut-être nous observent-ils déjà, à notre insu. Le cosmos est vaste, et il serait outrecuidant, ne le croyez-vous pas, de penser que nous sommes la race élue, s’il en est une ! Nous aurons bonne mine, le jour du premier contact ! Voyez comme nous sommes pacifiques ! Regardez ce que nous avons fait ! — Que voulez-vous que je vous dise ? Que vous avez raison ? Et qui vous assure que cette race, si elle existe, est pacifique, elle ? Peut-être serons-nous heureux d’avoir derrière nous la puissance forgée par le BIM ! — Et pas d’alliés ? Que croyez-vous que feront les Thikaniens, par exemple ? Moi, je le sais : ils nous tireront dans le dos avec joie ! — Alors, nous devrions les écraser tant que nous en avons la possibilité. — Charmant ! Comme les Indiens, eh ? Seulement, ceux-là, vous les avez ratés : il n’y a plus guère de blancs purs au Mexique ou en Amérique du Sud ! Mais j’étais parti pour vous dire ce que cherche le BIM : la charte ouverte ! Ils ont déjà essayé, mais pour une fois ils ont manqué leur coup au parlement mondial. Peu de chances de réussir, à moins que la puissance dominante d’Eldorado ne demande elle-même l’alliance terrestre. Il n’y a pas de puissance dominante actuellement, mais il y en a un bon germe, l’empire de Kéno. Le malheur, c’est qu’il n’a plus envie de s’agrandir. Qu’à cela ne tienne, on va lui infuser un sang nouveau ! On va l’aider, changer sa mentalité statique, le civiliser enfin ! Et faire de telle manière qu’il soit entre leurs mains. Que dirait le parlement mondial et cette chère opinion publique si on apprenait sur la Terre qu’ils pratiquent ici des sacrifices humains ? Car pour cette fois on jouerait sur la ressemblance physique entre les indigènes et nous. Face tu perds, et pile je gagne ! Si tu marches droit, tu es pillé. Si tu protestes, tu es aplati, et pillé quand même ! Et si les choses échappent au contrôle, eh bien ! on interviendra pour faire cesser les guerres entre Ihambés et Umburus, ou entre sauvages chasseurs et paisibles paysans de Kéno ! N’est-ce pas cela, mademoiselle Henderson ? — Je vous assure que mon père ne m’a jamais parlé de projets de cet ordre ! Mais si cela était, que pourriez-vous faire ? Il eut un sourire. — Ça, je ne vous le dirai pas. Cela se raccommode, les familles ! Je ne vais pas vous confier mes plans ! — Voyons, Téraï, soyons sérieux. Vous êtes un homme extraordinaire, je l’avoue, mais vous ne pouvez pas vous opposer à toute une planète ! Il y a du vrai dans ce que vous dites, et, moi aussi, je regrette la disparition de civilisations primitives, qui auraient pu évoluer vers quelque chose de beau et de bon… ou de hideux et de mauvais, aussi bien. Peut-être, en effet, la Terre s’est-elle trompée de chemin ? Mais vous ne pouvez rien y changer. Vous êtes un Terrien, vous aussi ! Si la Terre était attaquée par la race dont vous supposez l’existence, vous combattriez dans ses rangs ! — Probablement, en effet. Tout dépendrait des circonstances. Mais laissons là les hypothèses : dites bien à Henderson, si vous le revoyez, que je connais ou devine ses plans, et que je m’y opposerai par tous les moyens. Maintenant, c’est fini. Je ne sais si vous travaillez pour le BIM ou pour votre journal, et je m’en moque. Vous ne pouvez rien contre moi. Si vous voulez que je continue à vous guider sur ce monde, eh bien, tant mieux ! Si vous voulez retourner immédiatement à Port-Métal, je vais lancer un radio, et un hélico viendra vous chercher demain. J’ai dit ce que j’avais à dire. Il se renversa sur son fauteuil de bois qui craqua sous son poids, et l’observa à travers ses paupières mi-closes, un vague sourire amusé aux lèvres. — Je n’ai pas le choix, dit-elle d’un ton agacé. Je suis payée pour faire un reportage. — Bon. Demain nous déjeunerons avec le nouvel empereur. Il est curieux de vous voir. Le repas touchait à sa fin. Dans l’étroite et longue salle, les hautes fenêtres jetaient des faisceaux de lumière dorée, où tourbillonnaient des poussières infimes, comme des galaxies microscopiques. De sa place, Stella voyait en enfilade la table de marbre noir sur laquelle les corbeilles de fruits s’alignaient en file multicolore, et les faces des convives penchées en avant, échangeant leurs paroles dans un brouhaha général. A son vif ennui, elle était placée assez loin de Téraï, assis sur l’estrade avec les gens importants de l’empire. A sa gauche, un jeune chef ne cessait de lui débiter des galanteries alcooliques que traduisait, en les édulcorant, devinait-elle, la fidèle Sika accroupie derrière elle. Son voisin de droite l’ignorait ostensiblement. Elle commençait à s’ennuyer. Au début l’ordonnance barbare du repas l’avait intéressée, le goût des plats servis enchantée ou surprise. Mais il est difficile de soutenir une conversation avec l’aide d’un interprète, et elle n’avait au fond rien à dire à ses voisins. Téraï était assis en face de l’empereur, petit homme sec, au visage maigre et dur, et soutenait une conversation animée avec un vieillard, qui, elle l’apprit de Sika, était Obmii, grand-prêtre de la religion de Klon, le dieu protecteur de l’empire. Ils semblaient en très bons termes. Plus loin un homme encore jeune, ascétique, ne les quittait pas de ses yeux perçants. C’était Bolor, le grand-prêtre de la déesse Béelba. L’empereur se dressa, et toutes les conversations cessèrent, si brusquement que le silence brutal fit l’effet d’un coup de tonnerre. Tous les convives, debout, penchèrent la tête. Quand au bout d’une minute ils la relevèrent, l’empereur avait disparu. Téraï resta encore un moment avec Obmii, puis en prit congé. Stella le rejoignit. — Vous avez plu à Sa Majesté Impériale Oïgotan, lui dit-il. — Il ne m’a vue que de loin ! — Réjouissez-vous-en ! Nulle femme ne l’approche, sauf ses favorites ! Avez-vous pu prendre vos films ? — Oui. Que faisons-nous maintenant ? — Nous rentrons, et vite ! J’ai de graves nouvelles. Appelez Sika et suivez-moi. Elle se dirigea vers la place où Sika l’attendait patiemment. Un homme la frôla et elle reconnut Bolor, tête baissée sous les plis de son capuchon ramené sur le front. Il laissa échapper son bâton, se pencha pour le ramasser, et elle sentit qu’il glissait quelque chose dans la tige de sa botte droite. Déjà, il s’était redressé et partait à pas rapides. Elle regarda le long de sa jambe, vit, coincé entre sa cheville et le cuir, quelque chose de blanc, comme un papier plié. Elle faillit l’en extraire, se ravisa : si Bolor avait eu recours à cette mise en scène, c’est qu’il y avait probablement des raisons graves, et qu’il tenait à ce qu’elle seule lise ce papier. Refrénant sa curiosité, elle appela sa servante, et elles partirent. Téraï avait l’air pressé et filait devant elles, surveillant la foule à droite et à gauche, comme aux aguets. Il n’était pas armé – nul ne portait d’armes, à part les gardes, dans l’enceinte du palais – et paraissait inquiet. Elle l’entendit pousser un soupir de soulagement quand, à la porte, le capitaine du poste lui remit son revolver et son couteau de chasse. Il vérifia soigneusement le barillet avant de glisser l’arme dans son étui. — Que craignez-vous ? — Plus tard ! Allons, vite ! Il me tarde d’être chez moi ! CHAPITRE II LE SACRIFICE A BEELBA Ils prirent l’avenue de la Princesse Théoba, qui descendait la pente, puis la rue de la Victoire Eternelle. Téraï marchait au milieu de la chaussée et leur ordonna d’en faire autant. Mais rien ne les arrêta, et ils arrivèrent sans encombre. Stella s’excusa, prétextant un changement de toilette, renvoya Sika. A peine dans sa chambre, elle glissa ses doigts dans sa botte, en tira le message. C’était une feuille de papier indigène, fait de l’écorce martelée d’un arbre, pliée en quatre. Elle l’ouvrit, et lut ces mots en anglais : « Ne sortez demain sous aucun prétexte, H : :. » La lettre H était suivie de cinq points en ligne brisée. Elle resta stupéfaite : comment ce prêtre d’un monde étranger connaissait-il le signe de reconnaissance qu’elle utilisait avec son frère aîné, dans leurs jeux d’enfants ? Il était donc en rapport avec le BIM ? Que signifiait cet avertissement ? Que se tramait-il entre son père et le culte de Béelba ? Ce culte réformé qui faisait des sacrifices humains ! Téraï aurait-il vu clair dans son jeu ? Devait-elle le prévenir ? Il était l’ennemi du BIM, oui, mais, elle s’en rendait compte maintenant, elle ne souhaitait pas qu’il lui arrivât malheur. D’un autre côté, l’avertir était sans doute trahir son père… — Vous êtes là, Stella ? J’ai à vous parler. — Oui, oui, me voilà ! Elle dissimula le message sous le matelas, courut à la porte. — Pas encore changée ? Bon, j’attendrai. — Oh ! ce n’est pas indispensable si ce que vous avez à me dire est grave. — Ça l’est ! Elle le suivit dans la pièce qui lui servait de bureau. La fenêtre donnait sur le magnifique parc, et Téraï s’y accouda un instant, laissant errer ses yeux sur les arbres gigantesques. Puis il se retourna, et elle fut frappée de son air inquiet. — Qu’y a-t-il, Téraï, dit-elle, l’appelant par son prénom. — Ce qu’il y a ? L’enfer mijote sous nos pieds ! Je suis un fou de vous avoir conduites ici, vous, et Laélé ! Ohémi avait raison, et j’aurais dû l’écouter, prendre une véritable escorte, au lieu de cinq guerriers seulement ! — Que craignez-vous ? — Tout ! Les adeptes de Béelba, seconde manière, sont déjà des milliers à Kintan ! Obmii ne m’a pas caché que l’empereur songe à changer le dieu protecteur de la cité, à passer de l’autre côté. Pauvre Obmii ! Il voit décroître tous les jours le nombre de ses fidèles ! Allez donc lutter contre des rivaux qui pratiquent la lévitation, opèrent des cures miraculeuses, font jaillir la foudre dans leur temple, font pousser en quelques minutes une grasse végétation là où la terre était nue ! Que peuvent contre cela ses propres jeux de miroirs ? — Mais où est le danger pour nous ? — Il n’est peut-être pas immédiat, en effet. Sauf que je suis l’ami des Ihambés, qui, comme les suivants de Klon, ont le Rossé Mozelli comme montagne sacrée. Je suis donc, a priori, l’ennemi de Béelba. Que demain Bolor lance ses fanatiques contre moi… et ceux qui sont avec moi, et il fera chaud pour nous à Kintan ! Une bonne partie des officiers de l’armée s’est déjà convertie, je le tiens d’Ophti-Tika. Cette armée qui, jusqu’à présent était pacifique, mais qui, une fois fanatisée… Ce qui m’inquiète, ce sont ces miracles. — Bah, des tours de passe-passe. — Ah oui ? Il compta sur ses doigts : — Un, lévitation : c’est possible avec un dégravitateur Levy-Thompson, modèle 4, qu’on trouve sur tous les astronefs. Ça peut se dissimuler sous un vêtement ample, une robe de prêtre, par exemple. Deux, cures miraculeuses : antibiotiques et rayons biogéniques. Les malades sont placés « sous l’œil de la déesse ». Trois, la foudre : élémentaire, un générateur Van de Graaf ou tout autre type. Quatre, croissances miraculeuses : auxines activées, et Willamsonia exhubérans, l’herbe magique de Behenor IV. En ajoutant un, deux, trois et quatre, on a : interférence terrienne ! Vous voyez que j’avais raison. Et Obmii m’a prévenu que quelque chose se trame pour demain. Aussi, interdiction absolue de sortir pour vous, Laélé, Sika, et toutes les femmes en général. Ah oui ! j’avais oublié de vous le dire : le sacrifice à la déesse consiste en l’extraction, sur le vivant, des ovaires d’une ou plusieurs jeunes femmes ! Il frappa sur un gong de bronze, Sika parut. — Dis à la maîtresse Laélé de venir tout de suite. Appelle aussi Tonor, Kétan et Eenko. Elle revint peu après, suivie de deux Kénoïtes et de l’Ihambé. — Laélé ? — Elle n’est pas dans sa chambre, maître. — Cherche-la ! Il se tourna vers les trois hommes, leur donna rapidement des instructions. Ils partirent en courant. — Je prends mes précautions. Les murs seront gardés, désormais. Venez avec moi. Derrière une colonne, un escalier en colimaçon donnait accès au toit en terrasse, entouré d’un mur épais, crénelé. — Ça, c’est ma contribution à l’architecture de ce palais. Il se dirigea vers un cube de maçonnerie situé au centre, d’environ deux mètres d’arête, fermé d’un côté par une porte renforcée de métal, tira de sa poche une clef plate compliquée, et l’ouvrit. A l’intérieur, cinq mitrailleuses reposaient côte à côte, avec des caisses de munitions et d’autres qui, d’après leurs étiquettes, contenaient des grenades. — Sauriez-vous vous servir de ces engins ? Fabriqués à Chicago par la North American Weapon Company, contrôlée par le BIM. — Oui, j’ai appris à les utiliser quand j’ai fait mon service de deux mois dans la milice planétaire. — Pour une fois, cette plaisanterie aura du bon. Il peut m’arriver quelque chose, Stella. Dans ce cas, voici le double de la clef. Mes hommes vous obéiront. — Mais comment pourrais-je me faire comprendre ? — Ils connaissent tous quelques mots d’anglais ou de français. Suffisamment. Il tira de la réserve une caisse de grenades, referma la porte. — Je vais la faire descendre par mes lascars. En bas, Sika attendait, l’air terrifié. — Maître, la maîtresse est sortie pour aller au marché aux tissus. Téraï pâlit. — Vite, envoie cinq hommes la chercher ! C’est déjà fait, maître ! — C’est très bien, Sika. Merci. Bon sang, elle ne pouvait pas attendre que je puisse l’accompagner ! Ah, les femmes ! Toutes les mêmes ! Il lui fallait ces étoffes tout de suite ! Tonor, il y a une caisse de grenades là-haut. Fais-la descendre, amorce-les, et distribue-les aux veilleurs. Trois par homme ! Le sol trembla. — Un séisme ? dit Téraï d’un ton incrédule. Venez ! Il se rua vers une petite construction basse, dans le parc, où il logeait un sismographe. La bande de papier ne montrait qu’une ligne très faiblement ondulée, puis deux brusques crochets de grande amplitude. Téraï consultait les autres appareils quand un grondement souterrain prolongé se fit entendre. L’aiguille dessina une série de zigzags. Téraï regarda le cadran de l’intégrateur. — Epicentre à trente kilomètres au nord… Attendez, 30 km Nord, ce sont les volcans jumeaux Kembo et Okembo ! Mais ils sont éteints ! Probabilité de réveil spontané pratiquement nulle ! Aucun signe précurseur… Ils ressortirent. Loin au nord, dans la gloire du soleil couchant, une haute colonne de fumée montait, noire et dorée. — Un miracle de plus, dit Téraï, sarcastique. Mais cette fois un miracle coûteux ! Torpillage magmatique à la bombe à fusion. Comme par hasard, le sanctuaire originel de Klon se trouve – se trouvait ! – juste entre les deux volcans. Il ne sera pas difficile d’expliquer que la colère de la déesse de la Terre a frappé le temple d’un faux dieu, Obmii peut numéroter ses abattis ! Le sol trembla à nouveau, violemment cette fois, et ils durent s’accrocher à un arbre pour ne pas être jetés à terre. Les troncs craquèrent, une pluie de branches mortes dégringola et, de derrière le mur du parc parvinrent des bruits d’écroulement et des cris d’épouvante. Le grondement souterrain se fit entendre à nouveau, puis s’atténua peu à peu. Stella, pâle, regarda Téraï. — Degré 7 ou 8, dit-il calmement. Pas mal de dégâts probablement dans la ville basse. Il fallait s’y attendre. Quelque imbécile a joué à l’apprenti sorcier ! — Croyez-vous que cela risque de se reproduire ? — Peux pas le dire. Je ne le crois pas. La zone où se trouve Kintan est habituellement stable, je veux dire que les séismes y dépassent rarement le degré 3. Mais en réveillant les volcans à coups de bombe H, on a pu changer tout cela. Bon sang, si seulement Laélé était rentrée ! — N’allez-vous pas la chercher ? — Non ! Je ne puis quitter la maison avant de savoir ce qui se trame : j’ai plus de cent personnes, hommes, femmes et enfants, qui comptent sur moi pour les défendre. — Vous avez peur qu’il ne lui soit arrivé malheur, n’est-ce pas ? — Oui. Si elle n’a pas été tuée par le tremblement de terre, qui a dû faire pas mal de victimes déjà, elle risque d’avoir été enlevée par ces salauds de Béelbâtres ! — Ne croyez-vous pas qu’il serait prudent d’appeler votre associé à la rescousse ? — J’ai essayé de lui parler ce matin, avant d’aller au palais impérial. Rien ne répond ! Et je n’implorerai certainement pas le secours des gens du BIM. Dieu sait ce qui est arrivé à Igricheff ! Allons, tout ceci sent très mauvais. Rentrons, allons voir si la maison a tenu le coup. L’énorme édifice était seulement lézardé. Ils montèrent sur la terrasse. Dans le crépuscule tombant, des incendies poussaient de hauts piliers de flammes au sud, dans la ville basse. — En temps ordinaire, je vous aurais conduite voir les pompiers à l’Œuvre. C’est curieux. Là aussi, les Kénoïtes ont le don de l’organisation. Aidez-moi à sortir deux mitrailleuses, nous en aurons probablement besoin bientôt. A nuit close, les cinq hommes rentrèrent, sans Laélé. Téraï se rongeait d’inquiétude. Les serviteurs avaient parcouru tous les marchés, toutes les rues commerçantes. Une sorte de terreur semblait s’être abattue sur la ville, même avant le séisme, fermant les bouches. De-ci de-là on rencontrait les prêtres de Béelba circulant silencieusement, hautains. On ne voyait ni jeune fille ni jeune femme hors des maisons. Toute la cité était tendue, comme dans l’attente d’une catastrophe. Puis, après le tremblement de terre, qui chassa les habitants hors de chez eux, ce fut la panique, gênant soldats et pompiers qui déblayaient les ruines et luttaient contre le feu. — On dit des choses, maître, murmura un des serviteurs, comme effrayé de parler. — Ah oui ? Quoi ? — Que tu as attiré la colère de la déesse en faisant entrer des sauvages dans la ville. — Bon, cela se dessine. La manœuvre est dirigée contre moi, contre les Ihambés et contre le parti de la paix. Je suis resté trop longtemps absent, et maintenant je suis pris de court. Bah ! si seulement Laélé était retrouvée, je me moquerais du reste. Je puis les tenir en respect pendant un mois. D’ici là, quand ils verront que la protection de Béelba ne les empêche pas d’être fauchés par mes armes… Attendons, nous ne pouvons rien faire d’autre. Stella resta seule sous les colonnades. Le parc était patrouillé sans relâche par les cinq Ihambés, armés de leurs arcs, ou par les serviteurs de Téraï, mitraillette au poing, grenades à la ceinture. Nul bruit ne montait plus de la ville et, sous une lune roussâtre dont elle avait oublié le nom, le silence était sinistre. Une ombre se dressa à côté d’elle. Elle sursauta, saisit son revolver, puis se détendit. Ce n’était qu’Eenko. Il se pencha vers elle et dit tout bas, en mauvais français. — Vous, femme méchante. Si vous pas là, Laélé pas sortie seule. Si elle morte, toi morte aussi ! Il disparut comme un ombre. — Ce n’est que moi, Stella, ne tirez pas ! Téraï vint s’adosser à une colonne à côté d’elle. — Je ne sais que faire ! Je suis fou d’inquiétude ! Oh, bien sur, pour vous Laélé est une indigène, une non humaine ! Pour moi, depuis la mort de mes parents, elle a été toute la tendresse du monde ! Je n’ai qu’elle, et Léo. Igricheff… Igricheff doit être mort lui aussi, sans cela il aurait répondu à mon appel. Et Léo est resté au camp ihambé. — Votre associé était peut-être absent lors de votre message ? — Non, ce n’est pas possible. Où qu’il soit, mon appel lui serait parvenu. On a dû l’assassiner. C’est le grand coup qui se joue, et je n’y suis pas préparé. J’ai perdu du temps à faire le guide. Même si vous ne m’avez pas menti, vous avez fait le jeu du BIM, rien que par votre présence à mes côtés. — Croyez bien, en tout cas, que je n’ai rien à voir avec cette religion sanglante qu’on essaye d’implanter ici ! — Vous pouvez n’être qu’un jouet, en effet. Que se passe-t-il, Kéron ? — Des soldats à la porte, maître. Stella le suivit sans même qu’il ne parût s’en apercevoir. La porte du parc était entrouverte, et, dans la lueur rouge de torches, Ophti-Tika attendait, à la tête de dix hommes. Sa présence sembla rassurer Téraï. La conversation fut brève. Le capitaine salua, tendit au Terrien un rouleau de parchemin. Téraï le déroula, s’approcha d’un porte-torche et lut, sans qu’un trait de son visage ne bougeât. — Mauvais ? — Peuh ! Un ordre de l’empereur. Les Ihambés doivent quitter la ville demain à l’aube. Il n’a pas osé m’expulser. Je ne demanderais pas mieux que d’obéir, de me retirer du piège dans lequel je suis si stupidement tombé, à l’aveugle. Mais à peine hors de cette enceinte nous serions attaqués et massacrés. Si seulement j’avais emmené Léo ! Je lui aurais confié un message pour Ohémi, et dans dix jours toute la confédération ihambé aurait été sous les murs de Kintan, en armes, et nous aurions alors pu discuter. Telles que sont les choses, je ne peux que refuser, c’est-à-dire déclarer la guerre à l’empire de Kéno. Si Laélé était ici, cela ne me ferait pas trop peur ! Il s’approcha de l’officier, lui parla en kénoaba. Tika fit un geste négatif de la tête, et d’un geste violent lança sa courte javeline qui se planta, vibrante, dans la porte. Puis il fit volter ses soldats, et ils partirent, A peine avaient-ils passé le tournant de la rue que Téraï arracha l’arme, l’examina. — C’est bien ce que je pensais. Officiellement, le geste veut dire : nous ne pouvons plus nous rencontrer que les armes à la main. Mais regardez ! De son couteau, il tranchait la poignée de cordelettes enroulées autour du fût Plaqué contre le bois, un morceau de papier apparut, portant les signes en patte d’oiseau de l’écriture kénoïte. Fébrilement, Téraï le déroula, et il se mordit les lèvres. — Des nouvelles de Laélé. Mauvaises. Elle a été capturée par les prêtes de Béelba, et doit être sacrifiée demain à l’aube, avec six autres jeunes femmes, au temple rouge, sur la place d’armes. Elle est actuellement enfermée dans les souterrains du temple. — Mon Dieu ! Ne peut-on rien faire pour elle ? — Oh si ! Tout au moins vais-je essayer. Il nous reste quelques heures avant l’aube. Téraï vérifia une fois de plus l’accrochage des grenades à sa ceinture, fit jouer ses revolvers dans leurs gaines, inspecta de près son fusil. — Voilà. Je vous ai tout montré ici. Si je ne reviens pas, prenez le commandement. Essayez une fois de plus d’appeler Port-Métal. Dites-leur que la fille de Henderson est en danger. Si cela ne les fait pas se remuer, je ne sais ce qui le fera. Mais surtout, ne sortez pas ! Cette phrase rappela à Stella l’avertissement qu’elle avait reçu, et, brusquement, sans y penser, elle se décida : — Attendez ! J’ai quelque chose à vous dire. Elle lui raconta la scène dans la salle du palais, le papier glissé dans sa botte avec le signe de reconnaissance. Il fronça les sourcils. — Vous auriez pu me le dire plus tôt ! Ça n’aurait pas changé grand-chose, sans doute, puisque Laélé était déjà prisonnière quand vous avez reçu ce message. Bon. Je n’ai pas le temps maintenant d’élucider le pourquoi ni le comment. Au revoir, miss Henderson ! — Au revoir, Téraï, et bonne chance ! Il disparut à la tête des quinze hommes armés qu’il emmenait avec lui, se dirigea vers le fond du parc où ils devaient franchir le mur. Restée seule, elle monta sur la terrasse. A l’est, la colline qui portait la place d’armes se dessinait, masse plus noire sur le ciel qui pâlissait peu à peu. Encore une demi-heure avant l’aube. La ville était obscure, mais elle pouvait entendre dans les rues voisines les pas des soldats en patrouilles par trois, et, arrivant de la ville basse, une rumeur de foule en marche. Il lui vint l’envie de courir après Téraï, de le suivre. Un cri étouffé monta de la rue qui longeait le fond du parc, et elle comprit qu’une sentinelle venait de payer de sa vie un instant d’inattention. Elle attendit, Ténou-Sika à ses côtés, prête à traduire ses paroles, à répéter ses ordres dans les microphones reliés aux haut-parleurs disséminés dans les arbres. — Crois-tu qu’il réussira ? — Le maître peut tout ! Et il ne sera pas seul. Beaucoup n’acceptent pas ces sacrifices, maîtresse. Tika – je veux dire le capitaine Ophti-Tika – m’a dit qu’une grande partie de l’armée y est hostile. — L’as-tu répété à M. Laprade ? — Bien entendu ! C’est mon devoir de lui rapporter tout ce qui peut l’intéresser. — Tu aimes ton maître, Sika ? — Ce n’est pas un maître, c’est le Maître ! Tout courbe devant lui quand il le veut. Et pourtant il n’est pas méchant. Pour lui, nous mourrions tous, s’il le fallait ! Stella ne répondit pas, s’émerveillant une fois de plus du dévouement que faisait naître à son égard ce géant parfois brutal et barbare. Elle soupira. Si seulement ils avaient pu combattre du même côté. Elle ne se souvenait plus que, il y avait à peine quelques minutes, elle était passée de son côté en lui révélant le message secret du prêtre de Béelba. Elle croyait toujours qu’il avait tort, qu’il entreprenait une lutte stérile, mais si le BIM était vraiment derrière les sacrifices humains, elle ne pouvait plus s’en sentir solidaire. L’Est s’éclairait maintenant. De la colline descendirent un battement de tambour, puis le meuglement de trompes. Une longue acclamation monta de la foule de fanatiques massés là-haut, et elle devina qu’elle saluait l’apparition des prêtres, ou des victimes. Puis, plus rien. Le silence absolu, à peine rompu, vers la ville basse, par le triste bourdonnement du grand gong de bronze d’un temple de Klon où se déroulait une cérémonie expiatoire. Brusquement, elle tendit l’oreille : avait-elle entendu un coup de feu ? D’autres suivirent, en rafales, coupés de l’explosion sèche de grenades, puis une immense clameur, peur et rage mêlées. Elle se précipita vers le parapet de l’est, essayant de voir. Mais la maison était située très en contrebas de l’esplanade, et elle ne put apercevoir que le haut du temple, et, à la jumelle, de petites formes noires courant sur sa terrasse supérieure. La fusillade crépitait maintenant de façon ininterrompue. Téraï avait avec lui une dizaine de Kénoïtes entraînés aux armes à feu, et elle frémit à l’idée des ravages que cette grêle de balles devait faire dans la foule. Une nouvelle série d’explosions, puis, frêle au-dessus du rugissement de la populace, monta le cri de guerre de Téraï : Iooohioohoo ! Suivi d’un coup de feu isolé. Des hommes dévalaient en courant la rue descendant de la colline, rue qu’elle voyait en enfilade, parfois cachée par des cimes d’arbres. La fusillade reprit, proche. — Le maître ! cria Sika. Elle aussi avait entrevu la haute silhouette massive, arrêtée un moment pour faucher les poursuivants les plus proches. Puis les arbres le dérobèrent à la vue. — Sika, traduis ! Que dix hommes fassent une sortie ! Tous les autres à leurs postes aux murailles ! Elle engagea une bande dans une mitrailleuse. — Praaaa ! La rafale claqua, toute proche. Du fond du parc vint un bruit de bataille, un homme monta en courant les escaliers, jaillit sur la terrasse, cria quelques mots, redisparut. — Le maître est blessé, traduisit Sika. — Je viens ! Comme elle arrivait sous la colonnade, quatre hommes parurent dans l’allée, portant Téraï. D’autres suivaient, avec les armes. La bataille semblait avoir cessé aux murailles. Stella se pencha sur le géologue. Une grande balafre fendait sa joue droite, et tout le sommet de la tête n’était qu’une éponge de cheveux rougis. — Une pierre de fronde, au moment où il franchissait le mur, expliqua un Kénoïte qui parlait anglais. — Vite, Sika, la pharmacie ! Il ne présentait aucun des signes d’une fracture du crâne, mais elle n’avait pas assez de connaissances médicales pour voir s’il ne souffrait pas d’un traumatisme cérébral. Sika revenait avec la boîte à pansements. Elle lava les plaies, coupa les cheveux rougis, vit que la balle de fronde avait frappé tangentiellement, arrachant le cuir chevelu sur quelques centimètres. Sous la brûlure du désinfectant, Téraï gémit, puis ouvrit les yeux, essaya de s’asseoir. — Ne bougez pas ! Comment vous sentez-vous ? — Ma tête ! Le cochon ne m’a pas raté ! Que faites-vous là ? Tout le monde aux armes ! — Reposez-vous ! Tout est paré. — Aidez-moi à me lever. Il se dressa, chancelant, s’appuyant sur deux de ses hommes. — J’ai perdu tous les Ihambés. Impossible de les retenir. Quand Eenko a vu sa sœur parmi les victimes, il est devenu fou ! Moi aussi, d’ailleurs. Il grimaça de douleur, tituba, se redressa d’un terrible effort de volonté. — Laélé ? — Morte ! Je l’ai tuée ! C’est tout ce que j’ai pu faire pour elle ! Il tendait un poing énorme dans la direction de la colline. — C’est la guerre, maintenant, la guerre totale, la guerre inexpiable ! Je brûlerai Kintan s’il le faut, et les autres villes de Kéno ! A moins qu’on ne me livre tous les prêtres de Béelba pour que je les donne à Léo ! Aidez-moi à gagner ma chambre. Stella, occupez-vous de la défense, j’ai trop mal à la tête pour réfléchir. J’irai mieux dans une heure ou deux. Il disparut dans l’intérieur de la maison, à demi porté par ses hommes. Une forme apparut entre les arbres, une forme sanglante en qui elle reconnut Eenko. Le grand guerrier boitait, saignait de vingt blessures. Il arriva lentement, passa devant Stella avec un regard de haine, s’écroula sous le portique. — Soigne-le, Sika. Je vais voir comment va M. Laprade. Elle le trouva assis sur son lit, se tenant la tête entre les mains, insoucieux du sang qui filtrait de sous le bandage. Il leva les yeux vers elle. — Vous voulez savoir comment cela s’est passé, hein ? Un bel article pour votre torchon ? Je vais vous le dire ! — Non, ne parlez pas ! — Si, il le faut, sinon ça va m’étouffer ! Nous sommes arrivés sur la colline sans encombre, en nous glissant par les ruelles et par les parcs. Il y avait déjà une foule nombreuse, et nous ne nous approchâmes pas. Nous nous dissimulâmes dans les haies, à cinquante mètres du temple, sur la droite. Il y avait un triple cordon de soldats entre la foule et l’endroit où leur sale autel était dressé. A la jumelle, je pouvais même voir les couteaux de sacrifice. Puis les prêtres sont apparus, après une sonnerie de trompes, la foule s’est mise à hurler, on a amené une jeune file, on l’a couchée sur la pierre, et crac ! ça a été vite fait, on l’a éventrée vive ! Puis une autre, une autre encore. Je ne pouvais intervenir, je ne pouvais gaspiller mes chances, si faibles déjà, de sauver Laélé ! Enfin, elle a paru. Elle n’était pas comme les autres, résignées ou abruties par la peur ! Elle a combattu autant qu’elle a pu, et bien de ces charognes doivent porter la trace de ses ongles et de ses dents ! Quand on a voulu la coucher sur l’autel, j’ai tiré, j’ai descendu les sacrificateurs, et nous avons foncé. Mais il y avait trop de gens entre elle et nous ! Plus nous en massacrions, plus il en arrivait. Et j’ai tué, tué, tué, des hommes, des femmes, des enfants, tous avec leurs sales gueules de fanatiques, j’ai pataugé dans le sang, les Ihambés autour de moi, pendant que les autres tiraillaient. J’ai reçu sur la figure une tête de femme, arrachée par une grenade. Finalement, j’ai vu que nous ne pouvions pas réussir. D’autres sacrificateurs étaient là, qui avaient repris Laélé. J’ai fait le vide autour de moi à coups de grenades, je me suis retrouvé dans un cercle où il n’y avait plus que des tripes en bouillie, j’ai poussé mon cri de bataille afin que Laélé sache que j’étais là, et j’ai visé à la tête. Elle est tombée comme une masse. Après, eh bien, il ne restait plus qu’à m’échapper, afin de pouvoir la venger ! Et voilà. Nous sommes revenus et, au moment de franchir le mur, j’ai reçu une pierre de fronde sur le crâne. Il se tut, puis reprit. — Les fanatiques, Stella ! La chose la plus vile, la plus horrible et la plus dangereuse du monde ! Ils ont eu mon père et ma mère, ils ont eu Laélé, ils ont essayé de m’avoir ! Mais ils m’ont manqué, nom de Dieu ! Et moi j’aurai leur peau, sur cette planète au moins ! Les fondamentalistes, sous-crétins qui croient à des légendes de l’âge du bronze ! Les béelbâtres, qui croient qu’arracher les ovaires d’une fille fera pousser le tlé ou le culir ! Et les pires de tous, les vôtres, Stella, qui croient que le progrès matériel est tout, ceux qui confondent la science et la technique avec la quincaillerie, ceux qui pensent que, parce que l’homme terrien, par hasard ou par chance, est un peu en avance en ce coin du cosmos, il a le droit, le devoir même de piller ses voisins, de leur imposer sa civilisation, si je puis employer ce mot ! Et qui, pour cela, utilisent le fanatisme de demi-sauvages ! Ils parlent de science, de progrès ! Mais, crénom ! Il y avait plus de vraie science en celui qui inventa la roue que dans tous leurs ingénieurs domestiques qui prostituent leur cerveau pour produire des machines inutiles, ou inutilement compliquées ! Il cracha à terre de dégoût. — Ils entendront parler de moi, vos amis du BIM ! Même si je dois faire placer ce monde en quarantaine, ils ne l’auront pas ! Doucement, Stella quitta la pièce. Téraï dormait. Dehors, sous le soleil éclatant, le parc semblait paisible, jusqu’au moment où passait un Kénoïte avec un fusil. Mélik, le chef des serviteurs s’approcha d’elle. — Maîtresse, comment va-t-il, demanda-t-il en français. — Il vivra, ne vous inquiétez pas. Que se passe-t-il en ville ? — Ils se battent ! Ceux dans l’armée qui sont restés fidèles à Klon et ceux qui suivent Béelba. Dans le peuple aussi, on se bat. — Eh bien ! tant qu’ils s’entre-déchireront, nous aurons la paix. La journée coula lentement. De temps en temps montait des bas-quartiers une clameur de foule furieuse, et des incendies faisaient rage au sud et à l’ouest. Les éclaireurs que Mélik envoya revinrent avec des renseignements contradictoires : les partisans de Klon l’emportaient. Non, ils avaient été écrasés. L’empereur avait été assassiné. Non, on l’avait vu sur la terrasse du palais. Obmii avait fait la paix avec Bolor, l’avait tué, l’avait acheté… Toutes les rumeurs d’une guerre civile. Sika était folle d’inquiétude : nul n’avait pu lui donner des nouvelles d’Ophti-Tika. Personne ne l’avait vu depuis qu’il avait apporté à Téraï le message de l’empereur. Il avait complètement disparu de la scène, alors qu’il était capitaine de la garde des murs extérieurs, poste important qui lui donnait accès à l’enceinte interdite du palais, et qu’il aurait dû être un des chefs de la résistance contre les béelbâtres. Il reparut vers cinq heures du soir, de façon inattendue. Une troupe nombreuse de soldats monta la rue, et Stella fit sonner l’alerte. Mais les soldats n’approchèrent pas, se déployant autour du parc, comme s’ils s’apprêtaient à repousser une attaque venue de la ville. Quand toutes les rues eurent été gardées, un officier se détacha, et elle reconnut Ophti-Tika. Il apportait les premières nouvelles précises. En ville, le désordre était à son comble. Cent soixante personnes avaient été tuées lors de la tentative de sauvetage de Laélé, et deux fois plus, au moins, blessées. L’empereur avait ordonné l’arrestation et l’exécution immédiate d’Obmii et de Téraï. Une partie de l’armée avait alors refusé d’obéir. Mais les béelbâtres avaient pour eux le nombre, la plus grande partie de la foule, et le fanatisme. Petit à petit, les soldats, bombardés depuis les toits, avaient dû reculer, céder du terrain, et maintenant se trouvaient encerclés autour de la maison de Téraï. — Et toi, où étais-tu ? demanda ce dernier. — Dès le début, j’ai compris comment les choses tourneraient. J’ai pris la route du nord et j’ai galopé à dos de birak jusqu’au premier poste relais, donné un message urgent pour le général Siten-Kan, qui commande la garnison de Yakun, lui expliquant la situation et lui demandant de marcher sans délai sur la capitale. Kan est complètement dévoué au dieu Klon, et sera là dans deux jours. — Bon. En attendant, mes hommes appuieront les tiens. Mais même avec le renfort de Kan, nous ne sommes pas assez nombreux, et nous serons battus. Si je pouvais faire savoir aux Ihambés… Le visage du capitaine se ferma. — Non ! Je suis ton ami, tu le sais, mais je ne veux pas d’Ihambés ici ! — Alors, nous sommes perdus ! Tu sais aussi bien que moi que la majorité des gouverneurs, dans l’empire, attendra de voir de quel côté penche la balance avant d’intervenir. N’oublie pas que l’empereur est acquis aux béelbâtres ! — Alors que faire ? Livrer ma ville aux sauvages ? Je ne puis accepter ! Téraï se pencha en avant, dominant le Kénoïte. — Il y a deux côtés dans cette affaire : d’abord le tien. Tu n’acceptes pas la tyrannie des prêtres de Béelba, ni leur cruauté inutile. De l’autre côté, il y a moi, qui ai aussi un compte à régler avec eux. Je vais te faire une proposition, Tika. Si tu acceptes, tu seras le prochain empereur de Kéno. Le capitaine eut un sursaut. — Tu es bien de la famille des Ophti-Traïn ? Tu descends donc en droite ligne de l’empereur Tibor-Thuk ? Tu as donc autant de droits au trône que n’importe qui, une fois Oïgotan et Sofan disparus. — Oui, je suppose. Mais le peuple est fanatisé par les béelbâtres. Il n’acceptera jamais… — Une partie du peuple seulement, ici, à Kintan. La religion réformée n’a pas encore gagné le reste de l’empire. Ceux qui sont derrière cette sinistre farce, sont trop pressés, ou ont été trop pressés. D’ailleurs, la religion de Béelba aura moins d’adeptes une fois qu’il aura été prouvé que la déesse, malgré ses miracles, est incapable de protéger ses prêtres. Et ça, je m’en charge ! — Et que demandes-tu en échange ? Téraï ne put s’empêcher de sourire. — Kénoaba, oboaba ! Qui dit Kénoïte dit marchand ! Le vieux dicton reste vrai, n’est-ce pas ? Je ne demande pas grand-chose : le droit de pourchasser sur le territoire de l’empire tous les prêtres de Béelba et surtout celui ou ceux qui se cachent derrière eux, et de régler leur sort moi-même ! — Cela fera beaucoup de sang, Téraï ! — Moins qu’il n’en coulera si nous ne les arrêtons pas maintenant ! De toute façon, je veux ce sang, et je l’aurai. — Et si je n’accepte pas ? — Alors, Tika, tu as tes soldats, là dehors. J’ai mes hommes ici. Chacun combattra pour soi, et si j’en réchappe, je viendrai chercher ce sang à la tête des Ihambés ! Le capitaine fit la grimace. — Rossé Moutou, eh ? L’homme montagne ! Je sais que tu le ferais ! J’accepte ! Mais cela ne nous donne pas les moyens de survivre. Tu as dit toi-même tout à l’heure que nous étions perdus si nous ne pouvions compter que sur Kan. — Non, je vais faire une chose que j’aurais préféré éviter, Tika ! Je vais distribuer des armes à tes soldats, des armes de la Terre, et leur apprendre à s’en servir, si nous en avons le temps. D’ailleurs, si je ne me trompe pas, d’ici à quelques années, de toute façon, les armes terriennes seront entre les mains de tout le monde, ici. Je gagerais ma tête contre un grain de pikuk que si on n’en distribue pas en ce moment dans le temple de Béelba, cela ne tardera guère. Des Massetti de Milan, acheva-t-il en se tournant vers Stella. Deux autres conditions cependant, Tika : la première est que tu épouses Ténou-Sika quand tu seras empereur. — Ta condition est douce ! — Tant mieux ! La seconde est que tu n’admettes sur le territoire de ton empire aucun homme de la Terre sans que je n’aie approuvé sa venue. — Tu pourras toujours visiter Kéno, toi et tes amis, Téraï. Mais je ne veux pas en voir d’autres ! — Bon. Fais venir tes hommes, dix par dix. On va leur donner des armes, et leur première leçon dans l’art de tuer les gens d’une manière civilisée. — Vous pensez vraiment, non seulement vous en tirer, mais encore réussir cette révolution ? demanda Stella quand le capitaine fut parti. — Peut-être. Tout dépend de la nuit qui vient. Nos chances ne sont peut-être pas fameuses, je le reconnais, même avec les deux mille hommes de Tika, mais j’ai encore quelques tours dans mon sac, et il y a une chose en notre faveur : l’ennemi paraît désorienté, hésitant. Il ne s’attendait sans doute pas à ce que tout éclate maintenant. C’est trop tôt pour lui. Ma tentative de ce matin a brusqué l’évolution de la situation. Je suis un Terrien, et vous êtes là, vous aussi. Le quelconque monstre qui se cache derrière cette mascarade béelbâtre n’a peut-être pas trop envie de montrer qu’un Terrien peut être tué aussi bien qu’un Kénoïte. Il est des exemples contagieux. Il a encore moins envie de voir miss Henderson disparaître dans la bagarre. Non, l’enlèvement et l’assassinat de Laélé ont été une gaffe, commise par un sous-ordre kénoïte emporté par son fanatisme et sa haine des Ihambés, ou peut-être essayant de jouer son propre jeu. Il a chamboulé le Maître-Plan. Et qui que ce soit qui ait élaboré ce plan, il ne doit pas être très content maintenant. — Vous persistez à penser que les Terriens tirent les ficelles ? — Plus que jamais ! Rappelez-vous l’avertissement que vous avez reçu ! Je crois pouvoir vous dire comment les choses se seraient passées. Il y aurait eu une émeute sur mon passage, aujourd’hui, en ville, j’aurais été assommé, drogué, expédié sous escorte à Port-Métal et de là embarqué pour une planète quelconque. Vous auriez été rapatriée avec tous les égards dus à votre personne et, dans un an ou deux, l’empire aurait commencé ses conquêtes, comme je vous l’ai expliqué. — Et pourquoi cette nuit sera-t-elle cruciale ? — Vous tenez à le savoir ? — Bien sûr ! Je suis en danger, moi aussi ! — Peut-être ai-je tort de vous le dire, mais bah ! il y a peu de chances que vous puissiez nous trahir, si même vous en avez envie. Il est certain que la tête de la conspiration se trouve dans le temple situé à côté du palais impérial. C’est un temple double, appartenant d’un côté au culte de Klon, de l’autre à celui de Béelba. Charmant moyen que le dernier empereur avait trouvé pour paraître ne favoriser aucun des deux dieux. Avec l’accord d’Obmii, j’ai fait creuser un souterrain entre ma maison et la partie dédiée à Klon. Oui, comme dans un drame de Victor Hugo. Cette nuit, je vais utiliser ce passage. — Dans quel but aviez-vous fait ce travail ? — Dans un but où j’ai été devancé. Je voulais renforcer le vieil Obmii en lui procurant quelques miracles. Les autres ont été plus rapides que moi ! — Vous sentez-vous physiquement capable de faire cette expédition cette nuit ? Votre tête… — Ce n’est rien. J’ai dormi. Une blessure à la tête qui ne tue pas n’est rien du tout. Elle me gêne moins que cette balafre à la joue. Je vais cependant aller me reposer, tant que tout est calme. Surveillez la distribution des armes, voulez-vous. J’ai 600 fusils entreposés dans ce hangar. Avertissez-moi quand le soleil sera couché. — Vous voulez réellement exterminer tous les prêtres de Béelba ? — Pourquoi hésiterais-je ? Si j’en avais le courage, j’étranglerais même leurs gosses ! Au crépuscule, Stella passa devant la porte de Téraï, sur la pointe des pieds, ne voulant pas le réveiller encore. Un sanglot étouffé la fit s’arrêter, regarder par la porte entrebâillée. Assis sur le lit, un collier de Laélé à la main, il pleurait. CHAPITRE III LA NUIT TERRIBLE — C’est bien compris, Stella ? Si nous ne sommes pas de retour dans trois heures, vous faites sauter cette entrée. A demi engagé dans la cavité qu’éclairait faiblement une torche, il levait vers elle un visage encore fatigué sous le bandeau sanglant qui entourait son crâne. — N’avez-vous plus peur que je vous trahisse ? Il eut un sourire las. — Non. Je ne sais pas pourquoi. Allez, avancez, vous autres ! L’un après l’autre les dix Kénoïtes s’engouffrèrent dans le trou noir, armés de carabines, de revolvers et d’épieux. Puis Eenko passa à son tour, hideux, couvert de sang séché qu’il avait refusé de laver avant que sa sœur ne soit vengée. Téraï attendit. — Bonne chance, dit-elle enfin. — Merci, j’en aurai besoin ! Il disparut à son tour, suivant ses hommes. Ils arrivèrent vite à une petite rotonde. — Eenko, Gidon, Teker, Tohi, vous marchez avec moi. Les autres suivent à dix pas. Ne laissez pas tomber les explosifs ! Ils avancèrent dans le tunnel irrégulier, creusé dans un calcaire tendre où les coups de pics restaient marqués sur les parois et la voûte. Parfois des gouttes d’eau plicploquaient dans des mares, parfois, au contraire, les murs étaient secs, crayeux. Au bout de trois cents mètres Téraï s’arrêta. — Nous sommes presque au bout. Suivez-moi sans bruit. Ne tirez que si c’est absolument nécessaire, je voudrais les capturer vivants. Quelques pas plus loin le tunnel monta, et bientôt une dalle barra le passage. Téraï tâtonna dans un des coins, et, avec un léger grincement, la pierre pivota. Il se précipita en avant, revolver au poing. Dans une salle basse, cinq Kénoïtes le regardaient entrer, la peur sur leur visage, peur qui se transforma en soulagement quand ils le reconnurent. — Obmii ! Que fais-tu là ? Le vieux prêtre se leva. — Je me cache, Rossé Moutou ! Nous sommes les seuls survivants du massacre ! Nous étions au temple quand les émeutes ont éclaté. — La porte d’entrée ? — S’ils l’avaient trouvée, nous ne serions pas vivants ! — Comment cela s’est-il passé ? Obmii haussa les épaules dans un geste très humain. — Très vite. Nous avons entendu des coups de feu venant de la place d’armes. Je savais que ta femme était prisonnière, et j’ai pensé que tu allais à son secours. As-tu réussi ? — Non ! — Je plains Bolor, dit-il avec un sourire qui démentait toute compassion. Peu de temps après, une foule s’est précipitée vers notre temple, demandant refuge. Nous avons ouvert des portes. Quelques minutes plus tard, nous n’étions que cinq survivants ! — Le temple est-il toujours occupé ? — Je ne crois pas. Nous avons regardé par l’œil du dieu. Ils ont brisé tout ce qu’ils ont pu, souillé les autels et sont repartis. — Pourquoi n’es-tu pas venu jusqu’à ma maison ? — J’ignorais qui en était maître. Le souterrain montait maintenant très vite, le sol se transforma en un escalier taillé dans le roc, aboutissant à une dalle horizontale à côté de laquelle s’ouvrait un puits d’où pendait une échelle Je corde. Téraï grimpa jusqu’à une galerie étroite et basse où il rampa avec précaution, attentif à ne pas faire de bruit. Il stoppa quand il eut atteint une petite ouverture dans le plafond du temple. Elle coïncidait avec l’œil frontal du dieu Klon, qui planait, peint sur la voûte. Le temple était désert, dans la lueur misérable de torchères à demi éteintes. Il scruta longuement les coins sombres, prit dans sa poche une pièce de monnaie, la glissa par l’ouverture. Elle sonna sur le sol, vingt mètres plus bas, mais rien ne bougea. Il retourna vers ses hommes. — Le temple est vide. Suivez-moi. Tout était silencieux et désert, mais sur les dalles, de-ci de-là, des taches sombres marquaient les endroits où des prêtres avaient été égorgés. La grande porte de bois noir clouté d’or bâillait, entrouverte, et Téraï se cacha derrière elle. Sous la pâle lumière d’une lune solitaire, l’esplanade luisait de toutes ses pierres blanches polies par des années de passage de fidèles. A cent mètres à droite, derrière les bosquets de hauts kolibentons, les murs du palais impérial se dressaient, noirs, à contre lune. Une sentinelle se promenait lentement sur le chemin de ronde, entr’aperçue par les crénaux. — Le diable l’emporte, pensa-t-il. Nous avons vingt mètres au moins à faire avant d’être dans l’ombre ! Il regretta de ne pas avoir emporté un arc, mais à cette distance, dans la lumière incertaine, même Eenko n’aurait pu être sûr de son tir. Il regarda le ciel. Une longue barre de nuages se déplaçait lentement, et masquerait bientôt la lune. Ils attendirent. Au moment propice, ils se glissèrent hors du temple, contournèrent son angle, se massèrent dans l’obscurité d’un contrefort, dans la partie consacrée à Béelba. La porte était certainement gardée, et comme leur réussite dépendait de la surprise, il ne fallait pas songer à la forcer. Téraï se remémora l’aspect du mur, tâta au-dessus de lui, trouva, comme il s’y attendait, le pied de la statue de Bélini, la compagne de la déesse. Il se hissa à la force des bras, prit pied sur les épaules, puis sur la tête et d’un rétablissement grimpa sur une large corniche et déroula sa corde. Cinq minutes après, tous ses hommes étaient avec lui. Ils progressèrent prudemment sur la corniche, gluante de lichen et de la fiente des oiseaux sacrés, escaladèrent un contrefort, arrivèrent sur le toit plat. Nulle sentinelle ne le gardait. Ils dominaient toute la ville où des incendies faisaient rage, vastes lueurs rouges illuminant la base de colonnes de fumée qui s’étalaient comme des nuages trop bas. Téraï repéra les sites : la villa du prince Ixtchi, le plus ferme soutien d’Obmii à la cour, la caserne des gardes des murailles, les entrepôts de K’Gonda, le marchand, et cinq embrasements voisins qui marquaient les demeures de cinq de ses amis. D’autres feux brûlaient, répartis au hasard, conséquences probables du tremblement de terre. Il resta un moment à regarder, puis grommela : — Tout se payera en gros. La grande tour qui portait la face de la déesse se dressait au nord. Ils en approchèrent prudemment, mais la porte d’accès n’était pas gardée, et bientôt ils descendirent un escalier en colimaçon qui menait au temple proprement dit. Téraï n’y avait jamais pénétré lui-même, mais Obmii en connaissait tous les détours par ses espions et lui en avait donné depuis longtemps un plan précis. Evitant te corridors ouverts aux fidèles, ils passèrent par d’étroites galeries creusées dans l’épaisseur des murailles sans rencontrer de sentinelles. Un bruit de voix se fit entendre, venant d’une salle, et Téraï arrêta ses hommes, avança à pas de loup, colla son œil au trou de la serrure d’une massive porte de bois. Sept hommes étaient assis autour d’une table, et Téraï reconnut immédiatement Bolor, Ikto et Kilsen ses deux acolytes, quelques nobles ambitieux et un riche marchand. Seul un visage lui fut inconnu, celui d’un individu de forte taille pour un Kénoïte. Il semblait furieux contre le grand-prêtre. — C’est trop tôt ! Nos plans ne sont pas prêts, la situation n’était pas mûre ! Vous vous êtes laissés emporter par vos haines de sauvages ! Vous avez sacrifié cette fille, et maintenant nous allons avoir la confédération ihambé sur le dos, en plus du Terrien ! Une maladresse qui peut coûter très cher ! — Nous avons la ville déjà ! Qui tient Kintan tient Kéno ! Les autres approuvèrent. — Ce serait vrai, peut-être, si ce maudit officier n’avait réussi à s’échapper et à prévenir Siten-Kan ! Si toute résistance avait cessé à Kintan, ce qui n’est pas le cas, vous le savez, enfin si ce damné Laprade avait été mis hors d’état de nuire ! Bolor se dressa, lèvres minces pincées. — Demain je lancerai le peuple à l’assaut de la villa du Terrien ! — Et vous vous ferez faucher par centaines par ses mitrailleuses ! — Nous en avons nous aussi ! — Grâce à moi ! Soit, il n’y a plus rien d’autre à faire. Mais rappelez-vous que la jeune fille terrienne est sacrée. S’il lui arrive malheur, je ferai réduire Kintan en cendres ! Et Obmii ? Vous en êtes-vous assuré ? — Il est mort. — Avez-vous reconnu son cadavre ? Non, n’est-ce pas ? Il haussa les épaules, se leva. — Bon, nous verrons cela demain à l’aube. Je distribuerai moi-même les armes et les explosifs. Donnez-moi les clefs de la crypte. Bolor se raidit. — Seul le grand-prêtre a les clefs de la crypte sacrée ! — Soit ! Mais ne jouez pas avec ces choses-là, il pourrait vous en cuire ! Il se dirigea vers la porte. Téraï appela ses hommes d’un geste, et au moment où l’autre sortait, l’assomma d’un coup de poing, le jeta en arrière à un des Kénoïtes. — Attache-le ! Il se rua dans la pièce, revolvers au poing, suivi des siens. Appuyés à la table, stupéfaits, Bolor et les autres le regardaient. — Avancez un par un ! Toi, Bolor, le premier ! Je compte jusqu’à trois, après je tue ! Un, deux… Le prêtre obéit. Téraï fouilla sa tunique, en tira un trousseau de clefs, puis l’abattit d’un coup sur la nuque. — Au suivant ! Vous, le gros marchand ! Téraï contempla d’un air dégoûté les sept hommes allongés sur le sol, troussés comme des volailles. — Eenko, Tohi, restez ici pour les surveiller. Si on essaye de les délivrer, tuez-les ! Gidon, Tolbor, Gdu, Pika, vous gardez les deux côtés du couloir. Les autres, venez avec moi. Il se dirigea vers la gauche, descendit un escalier, puis par une autre galerie parvint à une salle où deux Kénoïtes montaient la garde. De deux balles de son revolver à silencieux il les abattit. La porte de la crypte, en bois renforcé de bronze, s’ouvrit en grinçant. La vaste salle voûtée était bourrée de fusils, de munitions, de caisses de dynamite ou de grenades. Au milieu, une dizaine de mortiers et autant de mitrailleuses. Téraï siffla. — Bigre de bougre ! Mon arsenal n’est qu’une plaisanterie à côté de celui-là ! Si le BUX savait ça… Enfin, nous allons y mettre bon ordre. Klafo, les explosifs ! Le Kénoïte s’avança, ôta le sac de son dos. Téraï en tira des cartouches, du cordeau, un détonateur à retardement. — Il est deux heures juste du matin. A trois heures, ça va faire un beau feu d’artifice ! Droit en dessous la tour, avec à côté les cellules des prêtres ! Nettoyage par le vide ! Tout en parlant il disposait ses explosifs. — Là, c’est fini, partons ! — Maître, ne crains-tu pas la colère de la déesse ? Il sourit, répondit doucement. — Non, Klafo. Klon nous protégera. Il ferma soigneusement la porte, introduisit un poignard de bronze dans le trou de la serrure, l’y cassa, martela le bout qui sortait. Même s’ils ont une autre clef, ils pourront s’amuser ! Ils remontèrent l’escalier à toute vitesse. Accroupi à côté de Bolor bâillonné, Eenko s’amusait à dessiner des cercles sur la poitrine nue du prêtre avec la pointe de son couteau. — Assez, Eenko ! Il ne perd rien pour attendre ! Détachez leurs jambes, nous partons. Impossible de passer par les toits avec eux, mais maintenant nous n’avons plus besoin de silence. Tohi, Tolbor, attachez-les en chaîne pour qu’ils ne s’évadent pas. Les autres, prenez des grenades, et allons-y ! Ils arrivèrent à la nef centrale par une petite porte, et Téraï s’arrêta net. — Je n’y avais plus pensé, gronda-t-il. Devant la statue de Béelba, sur les dalles de pierre noire reposaient les corps des jeunes filles sacrifiées, pour la veillée funèbre avant qu’ils ne soient embaumés et rangés dans les souterrains du temple. De part et d’autre des dalles, une trentaine de néophytes, agenouillés têtes baissées, se recueillaient. La fureur monta en lui, aveuglante. Il mit son fusil sur tir automatique, pressa sur la détente. — Tiens, salaud ! et toi ! et toi ! Les balles trouèrent les rangs serrés. Epouvantés, les néophytes se ruèrent en tous sens, comme des rats pourchassés, essayant de se cacher derrière les colonnes, s’aplatissant contre les dalles funèbres. Téraï courait derrière eux, les fauchant, suivi de ses hommes déchaînés. Le dernier néophyte rampa à ses pieds, et il lui fracassa le crâne d’un coup de crosse. — A la porte, vite ! Il chercha Laélé des yeux parmi les formes immobiles étendues sur les pierres, elle n’y était pas. — Evidemment, ils ne l’ont pas sacrifiée, elle ! Il finit par la trouver, jetée dans un coin comme un chien, ses longs cheveux noirs épars sur son visage froid. Il se pencha, la jeta sur son épaule, bras et jambes raidis ballants, se précipita vers la porte où la fusillade faisait rage, poussa un des captifs d’un violent coup de pied. Dehors, une quarantaine d’archers et de piquiers tenaient bon, empêchant toute sortie, et Klafo se tordait sur le sol, une longue flèche dans le flanc. — A la grenade, fils de putains kinfoues ! Il déposa doucement Laélé, tira son engin de sa musette, le lança en plein dans le groupe de soldats, puis deux autres, coup sur coup. Les brèves explosions illuminèrent des silhouettes s’effondrant. Une flèche siffla à son oreille, s’écrasa contre le mur. Il aperçut l’archer, le descendit d’un coup de revolver. — La route est libre ! En avant ! Ramassez Klafo ! Il reprit Laélé sur son épaule, courut. La porte du temple de Klon les avala, puis ils disparurent dans le souterrain. Stella regarda sa montre. Dans vingt minutes, le délai indiqué par Téraï allait expirer. Une fusillade troua la nuit, du côté du palais, puis des éclatements de grenades. Elle fît appeler dix hommes par Sika, leur ordonna de se rendre au souterrain. Mais, avant qu’ils ne s’y soient engouffrés, la haute silhouette de Téraï apparut, portant un long fardeau sur son épaule. Il s’avança lentement vers Stella, posa doucement le cadavre sur le sol. — Oui, c’est elle. Je l’ai trouvée… là-bas. Le vent de la nuit écarta les cheveux. La jeune femme semblait dormir, mais d’un trou à la tempe le sang avait coulé. — Mettez-vous à l’abri, commanda le géant. Tout à l’heure le temple va sauter, et avec ce qu’il y a d’explosifs dans leur crypte, je ne serai pas étonné si des pierres volent jusqu’ici. Amenez les prisonniers, nous avons à parler, eux et moi ! Il se dirigea vers une construction annexe, sorte de cellier au lourd toit de pierre plat, Stella le suivit. Au moment d’entrer, il s’arrêta si brusquement qu’elle buta contre son large dos. Il se retourna, un mauvais sourire aux lèvres. — Vous tenez vraiment à voir ça ? Cela ne va pas être drôle, vous savez ! — Allez-vous laisser Laélé par terre ? Vous disiez que vous l’aimiez ! Un nuage passa sur son visage, il eut soudain l’air très las. — C’est vrai. Ne me jugez pas, Stella. Je n’ai pas la même échelle des valeurs que vous. Je suis un sauvage, et pour moi, il est des choses plus urgentes qu’une morte, même si ce fut ma femme. Occupez-vous d’elle, voulez-vous ? Demain… Demain il sera temps de pleurer. Pas maintenant. Sans être romanesque, le destin d’un monde dépend peut-être de cette nuit. Il disparut de l’autre côté de la porte, craqua une allumette, alluma une lampe à huile qui projeta sur le mur son ombre énorme. Elle resta un moment à regarder cette ombre menaçante se mouvoir, jusqu’au moment où les prisonniers arrivèrent sous forte escorte. L’un d’eux la fixa, yeux brillants dans le rayon de lumière, fit un geste vers elle. Un des gardes le frappa violemment sur le bras. Elle revint vers la maison, appela Sika et des servantes. Elles transportèrent Laélé dans la chambre de Téraï, l’allongèrent sur le lit, commencèrent la toilette funéraire. Le côté gauche du visage était intact, à part le trou d’entrée de la balle dans la tempe, mais de l’autre côté, le crâne portait une ouverture hideuse, qu’elles dissimulèrent sous les cheveux. Laélé resta là, telle que la mort l’avait prise, doigts raidis comme pour une dernière griffade. — Quelles sont les coutumes de son peuple, Sika ? — Je ne sais pas, maîtresse. Si le maître était là… Je crois qu’ils allument trois torches, en triangle. — Ne pourrais-tu demander à son frère ? — Je parle mal sa langue, et il me fait peur ! D’ailleurs, il est maintenant avec le maître, et… Un long cri monta dans la nuit, un cri de souffrance si atroce que Stella sentit sa peau se hérisser. Cela venait du cellier. Elle se précipita vers la fenêtre, mais ne put voir, à travers la porte restée ouverte, que les dos des gardes kénoïtes rangés en haie. Le cri monta à nouveau, plainte d’un être si torturé qu’il en perdait toute individualité, qu’on ne savait plus si c’était un homme ou une bête qui hurlait ainsi. Sika allumait calmement les torches. — N’y va pas, maîtresse. Ce sont des affaires d’hommes. — Laisse-moi passer ! Laisse-moi ! Que font-ils, mon Dieu, que font-ils ? — N’y va pas. Tu ne connais pas le maître. Il avait son visage de mort tout à l’heure ! Il te… Le hurlement reprit, monta, se brisa en sanglots, il semblait à Stella qu’il y avait des heures qu’il durait, et qu’il ne finirait jamais. Puis brusquement le silence tomba, rompu quelques instants plus tard par un atroce bruit mou sur le dallage de la cour. Une forme noire s’étalait, immobile, devant le cellier. La porte s’obscurcit, et Téraï sortit, se dirigea vers la maison, entra dans la chambre. Il resta un moment immobile, regardant la morte sur le lit, les trois torches allumées, Stella debout, pâle, Sika impassible. — Merci, Stella, dit-il enfin. — Que se passe-t-il ? Que faites-vous ? — Rien. J’ai laissé Eenko s’amuser avec le marchand. C’est fini maintenant. Bon exemple pour les autres, ils parleront plus facilement. — Vous… vous n’avez donc pas de cœur ! Il explosa. — Pour des charognes de cette espèce ! Et vous me dites ça en face d’elle ! Il montra Laélé. — Le sort de ce monde est en jeu, mademoiselle ! Non seulement de ceux qui y vivent actuellement, mais aussi de ceux qui y vivront ! — Mais ne pourriez-vous pas simplement les tuer, au lieu de… — J’ai besoin de savoir ce qui se trame, et vite ! Ah ! si j’avais tous les appareils, toutes les drogues dont la justice dispose sur Terre, peut-être serais-je moins cruel, en effet. Mais je n’ai ni les uns ni les autres. Et je n’ai pas le temps. Mais venez, il est trois heures moins cinq, il ne faut pas rater le feu d’artifice. Il l’entraîna sur la terrasse. La tour du temple se détachait sur le clair de lune, près des spires du palais impérial, au-dessus des frondaisons. — Restez ici, près de la porte. Il va sans doute pleuvoir des pierres, dans quelques instants. Ils attendirent. Les grands incendies étaient maintenant éteints dans la ville basse, et seule une faible lueur indiquait leurs places. Le vent s’était levé, frais, qui faisait bruire les feuilles. Avec un vol lourd, un oiseau de nuit passa tout près d’eux, poussant un long cri désolé qui plana sinistrement sur le parc silencieux. — Trois heures ! Regardez bien ! Les secondes coulèrent. Brusquement, la tour sembla agitée d’un soubresaut, puis monta tout d’une pièce vers le ciel, dans une éruption de feu rouge. Une deuxième détonation lança des fragments de temple vers la tour qui retombait, puis une troisième noya tout dans une immense flamme. Le palais apparut, brillamment éclairé, les arbres se découpèrent en ombres noires, courbés par le vent de l’explosion. Puis le bruit arriva, grondement et crépitement mêlés. — Rentrons ! Il l’attira à l’intérieur. Une pluie de projectiles tomba du ciel, assez loin, mais, de temps en temps, un bruit sec ou mat marquait l’arrivée sur la terrasse de débris de matières diverses. Puis tout cessa. Là-bas, là où s’était dressé le temple, une fumée rougeâtre illuminée par les buissons et les arbres brûlant furieusement tournoyait lourdement au vent de la nuit. — Il devait bien y avoir une cinquantaine de tonnes d’explosifs, murmura Téraï. Descendons, j’ai à faire. Elle le retint par le bras. — Vous allez les torturer ? — Si c’est nécessaire, oui. — Je ne sais si je pourrai supporter ces cris, Téraï. Je n’ai pas vos nerfs de… — De demi-asiatique, hein ? Venez ? Sika va vous installer un lit dans une crypte. Vous n’entendrez rien. — Mais je saurai que pendant ce temps… Il eut un geste irrité. — Croyez-vous que cela m’amuse ? Je devrais vous y traîner, pour votre éducation. Vous verriez ce qui se cache derrière les somptueuses demeures de votre père, derrière les fêtes où vous dansiez, souriante, derrière votre vie de luxe et de sécurité. Oh ! cela doit donner une belle impression de puissance, d’être capable, d’une signature, de bouleverser une planète, de décider que tel ou tel monde sera mis au pillage, et tant pis pour ses habitants s’il en a ! Maintenant vous n’êtes plus dans vos bureaux de New York ou de San Francisco, à côté du puissant Henderson. Vous êtes sur Eldorado, aux côtés de Téraï le sauvage, là où on saigne, là où on souffre, là où on meurt, là où on torture ! Je voudrais que votre père soit ici à votre place, mademoiselle ! Aussi, restez ici, ou allez dans la crypte, je m’en fous ! * * * La lampe à huile éclairait faiblement la voûte, et Stella, assise sur un lit de bois, éprouva l’impression d’être retournée dans le passé de la Terre, dans une de ces périodes farouches et tragiques dont le souvenir hante les légendes barbares. La lumière vacillante animait les rugosités de la pierre, et sculptait le visage fin de Sika, noyant d’ombre les orbites. Elle attendit. Nul bruit ne pénétrait jusqu’à elle, seule sa respiration et celle de la Kénoïte marquaient le temps qui passait. — Dormez, maîtresse, vous êtes fatiguée. — Je ne peux pas, Sika. On torture des hommes, là-haut. La jeune fille eut l’air surpris. — On ne le fait donc pas sur Terre ? Comment alors savez-vous ce que trament vos ennemis ? — Nous avons d’autres procédés qui n’entraînent pas de souffrance. Chez nous, ceux qui s’abaissent à torturer sont considérés comme des sauvages. Sika resta un moment silencieuse. — Et cela vous ennuie que le Maître soit à vos yeux un sauvage ? dit-elle enfin doucement. — Oui, peut-être. — Vous aimez le Maître ? — Qu’allez-vous imaginer ! Mais il est de ma race, et je me sens solidaire de ce qui se passe là-haut. — Pourquoi ? — Parce que… Oh, je ne sais pas ! J’aurais préféré que Téraï ne soit pas obligé… — Vous l’aimez, maîtresse, vous lui cherchez des excuses. Il n’en a pas besoin, il fait ce qu’il doit faire, pour notre bien. — Je ne sais plus ! Peut-être avez-vous raison, peut-être… La porte s’ouvrit, et Téraï parut, l’air farouche. — Venez, Stella, j’ai besoin de vous, de votre témoignage ! Parmi les prisonniers, il y a comme je le pensais, un Terrien, probablement du BIM. — Et vous voulez que j’assiste à son interrogatoire, selon vos méthodes ? Je refuse ! Enregistrez ses paroles, si vous voulez, et n’oubliez pas ses cris de souffrance ! Ils pèseront lourd devant un tribunal terrestre : Il haussa les épaules. — Un enregistrement ne ferait pas l’affaire. Trop facile à truquer. Et avant de vous apitoyer sur lui, attendez d’entendre ce qu’il a à dire ! Vous changerez peut-être d’avis. D’ailleurs, si vous ne venez pas de gré, vous viendrez de force ! Il la souleva dans ses bras. Vainement elle se débattit, martela sa face de ses poings. Elle frappa sur le bandage de sa blessure, lui arrachant un cri. Il la remit sur pied, la regarda en face, féroce. — Mademoiselle a peur du sang ! Du sang que mes méthodes barbares font couler, hein ? Elle a peur de le voir ! Mais celui qu’elle ne voit pas, celui des morts d’hier et d’aujourd’hui, en ville, celui des enfants écrasés par le tremblement de terre déchaîné de ces messieurs, celui des jeunes filles éventrées hier sur les dalles du temple, celui-là ne compte pas ! Elle ne l’a pas vu ! Venez, nom de Dieu, avant que je ne me mette en colère ! Après tout, peut-être apprendrais-je des choses intéressantes, si j’employais mes méthodes sur vous ! Il la fit pivoter, la poussa brutalement dans l’escalier. — Maître ! Ne la frappez pas ! Elle vous aime ! — Mêle-toi de tes affaires, Sika ! Tu ne sais ce que tu dis ! Devant l’entrée du cellier, Stella entrevit cinq ou six cadavres jetés en tas. Deux prisonniers seulement restaient, blêmes, attachés à de lourds sièges. Trois Kénoïtes, dont Ophti-Tika, et le grand Ihambé se tenaient adossés au mur. Sur une table, divers objets ensanglantés lui firent détourner les yeux. La pièce était illuminée par quatre lampe à huile et un photophore à gaz d’essence, qui jetait sa lumière blanche et crue et ronflait sourdement. Téraï désigna deux chaises vides, en face des captifs. — Asseyez-vous sur celle de gauche, ne bougez plus, et ne dites rien. Il s’installa sur celle de droite. Avec un léger bruit d’étoffe, Sika entra et se plaça derrière elle. — Par lequel commençons-nous ? Tiens, Eenko, occupe-toi donc de celui-là. Le point que tu connais. Le grand Ihambé s’approcha, un sourire cruel aux lèvres, sembla examiner le prisonnier un long moment, posa son pouce sur la base de la nuque, appuya. L’homme avait pâli, dans l’anticipation de la souffrance à venir, mais son visage n’exprimait plus qu’une surprise qui, en d’autres circonstances, eût été comique. — Ça suffit, Eenko, je sais ce que je voulais savoir, dit Téraï, qui continua en anglais : — Ainsi, je ne me trompais pas. Vous êtes bien un Terrien. — Je ne comprends pas, répondit l’autre en kénoïte. — Inutile de continuer la comédie. Si vous étiez un indigène, vous auriez hurlé quand Eenko a appuyé sur le plexus nuchal. Vous n’étiez pas au courant de cette différence anatomique entre les Eldoradiens et nous ? Dommage… pour vous. Maintenant, vous allez me dire ce que vous faisiez ici, et qui vous y a envoyé. — Je ne dirai rien ! — Croyez-vous ? Les autres ont bien parlé ! Et si Eenko ignore les points sensibles du corps humain, je les connais, moi. Il se leva, domina le captif de toute sa masse, prit une de ses mains et commença à serrer. — Votre nom ? — Karl Bommers. C’est tout ce que je dirai. Téraï continua à serrer. La figure de l’Allemand se couvrit de sueur, mais il se tut. Sans le lâcher, le géant tira son couteau, de sa main gauche. Stella ferma les yeux. Pendant une demi-minute, elle n’entendit que la respiration haletante du prisonnier, un petit ricanement d’un Kénoïte, puis un cri terrible. — Non ! Non ! Pas ça ! Je parlerai ! — Je savais bien que tu allais devenir raisonnable. Qui te paye ? — Henderson. — Le directeur du BIM ? — Oui. — Pour quel travail ? — Je devais aider les prêtres de Béelba à prendre le pouvoir ! Pourquoi, je ne le sais pas, je vous le jure ! — Je le sais, moi ! Et vis-à-vis de moi, quels étaient les ordres ? — Essayer de vous capturer et de vous amener à Port-Métal si c’était possible… — A qui, à Port-Métal ? — John Dickson. — Ce salaud se prétendait mon ami ! Il ne perd rien pour attendre. Il se tourna vers Stella. — Connaissez-vous Dickson ? — Non, dit-elle sans ouvrir les yeux. — Un ingénieur… Et si ma capture se révélait impossible ? — J’avais ordre de vous faire assassiner. — Charmant ! Vous entendez, Stella ? Papa Henderson veut ma peau ! Et quel était ton rôle là-dedans, hein ? Parle, cochon ! Et que sais-tu du rôle de miss Henderson ? — Je ne sais rien, je vous le jure ! Je devais seulement la protéger, quoi qu’il arrive ! — Hum, peut-être est-ce vrai ? Qu’en dites-vous, Stella ? Ne serait-ce pas le moment d’éclaircir quelques points ? Allons, regardez-moi ! Elle ouvrit les yeux, s’attendant à voir le sang ruisselant sur le sol, mais si le prisonnier était blême, il semblait intact. — Je vous ai déjà tout raconté. Téraï ! Pourquoi ne voulez-vous pas me croire ? J’ignore tout des projets de mon père, et je puis vous dire que, s’ils sont ce que cet homme prétend, je les désapprouve absolument ! Mais dit-il vrai ? Sous la menace de la torture, je dirais n’importe quoi, à sa place ! Téraï se gratta la tête. — Je sais bien ! Mais avouez que ce qu’il dit confirme bien mes déductions, qu’il ne pouvait pas connaître. — Vous êtes très intelligent, Téraï, mais vous avez le tort de penser que vous êtes le seul à l’être ! Pourquoi cet homme n’aurait-il pas déduit lui aussi que… — Non. J’ai entendu sa conversation avec Bolor, là-bas, dans le temple, avant le feu d’artifice ! Non, il n’a pas menti, ni rien inventé. Je conçois qu’il vous soit pénible d’apprendre le rôle que joue votre père dans ces événements, mais je tenais à ce que vous entendiez ces aveux. Vous êtes maintenant édifiée sur le BIM et ses moyens. Peut-être comprendrez-vous mieux mon point de vue, maintenant ? — Que va devenir cet homme ? — Ce n’est pas parce qu’un cobra vous a manqué qu’il cesse d’être un cobra ! Je vais le faire exécuter, sans souffrances, puisqu’il a parlé. — C’est un assassinat ! — Non. De la légitime défense. Il a joué, il a perdu, il paie. Personne ne l’a forcé à accepter cette mission ! — Je vous demande sa grâce ! — J’ai le regret de vous la refuser ! — Et l’autre ? — Bolor ? Vous verrez demain, ou plutôt ce matin. L’aube se levait, sinistre, dans un ciel pâle strié des traînées de fumée des incendies, filant d’ouest en est, poussées par le vent bas, tandis que très haut, les cendres légères crachées par le volcan traversaient le ciel du nord au sud, écharpe diffuse et sale. Stella se réveilla, une main la secouait doucement. — Le Maître demande votre présence, maîtresse. — Pourquoi ? — Les funérailles de la maîtresse Laélé. Elle se leva péniblement, n’ayant dormi que trois heures, fit une rapide toilette. L’eau fraîche lui rendit quelques forces. Elle reprit son costume terrien, nettoyé. Téraï l’attendait sous la colonnade. Rasé de frais, lavé, un bandeau propre autour de la tête, il paraissait redevenu entièrement Rossé Moutou, l’homme montagne que rien ne pouvait abattre. Mais sa bouche avait un pli amer. — Je vous ai demandé de venir, Stella. Je sais que pour vous Laélé n’était qu’une pseudo-humaine, mais Eenko n’aurait pas compris que vous n’assistiez pas à ses funérailles. J’ai bien assez à faire, sans avoir à vous protéger de mes amis… — Je n’approuvais pas votre liaison avec elle, cela ne signifie pas que je ne sois pas peinée de sa disparition, répondit-elle, un peu sèchement. — Excusez-moi, Stella. Peut-être vous ai-je mal jugée. Voulez-vous la voir ? Sans attendre sa réponse il se dirigea vers la chambre mortuaire, et elle le suivit. A la lumière des trois torches, Laélé reposait sur le lit, comme elle l’y avait laissée la veille, mais était maintenant revêtue d’une tunique d’une soie magnifique, chatoyante. — Je la lui avais donnée il y a deux ans, dit doucement Téraï. Elle ne la mettait que rarement, de peur de la déchirer. J’avais beau lui dire que je pourrais la remplacer, elle ne voulait pas le croire, elle la trouvait si belle qu’elle n’imaginait pas qu’il puisse en exister d’autres. Une ombre se détacha du mur, Eenko. Il passa lentement devant Stella, lui jeta un regard glacé. — Il me fait peur, murmura-t-elle. — Il ne vous aime pas. Il croit que si vous n’aviez pas été là, pour accaparer mon attention, sa sœur serait encore vivante. Il faudra que vous partiez le plus vite possible. Je ne sais pas si j’arriverai à le raisonner, à lui faire comprendre que vous n’y êtes pour rien, que seule la fatalité a voulu… — Je me demande s’il n’a pas raison, interrompit-elle. Si je n’avais pas été là, seriez-vous actuellement à Kintan ? — Qui sait ? C’était sans doute écrit. Je dois porter malheur à ceux que j’aime. Il eut un geste las de la main. — C’est la faute à pas de chance, comme disait mon grand-père français. Sitôt que nous pourrons sortir d’ici, sitôt que l’armée de Kan sera arrivée, et que nous aurons écrasé les béelbâtres, je vous ferai conduire à Port-Métal. Une astronef y touche prochainement. Vous reviendrez sur Terre avec un beau reportage, suffisamment de sang pour rassasier vos lecteurs, j’espère ! — Et que ferez-vous ? — Moi ? Je continuerai la lutte. Dites bien à votre père, directement ou non, qu’il n’aura pas ce monde. Allons, c’est l’heure ! Il se pencha vers le corps de Laélé, effleura de la main la joue froide, puis se redressa, le visage dur. — Allons ! Quatre femmes entrèrent, portant une civière, y placèrent le cadavre. Dehors, la lumière était maintenant pleine, brutale même, et le jeune soleil montait au-dessus des collines où se découpait la silhouette du temple de l’Est. Le cortège se forma, les quatre porteuses en tête, puis Téraï seul, puis Eenko peint en guerre, farouche, puis Stella, enfin trente soldats en armes sous la conduite d’Ophti-Tika, précédant les serviteurs de Téraï, tous armés, même les femmes. Ils suivirent une allée, arrivèrent devant le bûcher. Avec horreur, Stella s’aperçut que Bolor était lié, vivant, entre les troncs. Les porteuses montèrent une rampe, posèrent doucement la civière au sommet. Les soldats se rangèrent, armes prêtes, en hommage ; un serviteur arrosa le bois d’essence. Simultanément, Téraï et Eenko allumèrent les deux bouts. Le feu prit avec une explosion sourde, et la fumée monta, voilant à la fois la morte et le vivant. Puis les flammes jaillirent, claires et dansantes, et un long cri d’angoisse et de souffrance monta de leur sein. — Pourquoi avez-vous fait cela ! Pourquoi ! — Bolor a fait revivre les vieilles coutumes de son peuple ! Eh bien, je fais revivre une vieille coutume ihambé ! — Mais c’est de la pure sauvagerie ! — Ai-je jamais prétendu être civilisé ? Taisez-vous, et souvenez-vous de Bélenkor ! De la façon dont vous, nobles Terriens, avez écrasé la révolte ! Le feu était maintenant si chaud qu’ils durent reculer. Les cris avaient cessé depuis longtemps. — Bolor a souffert quelques minutes. Pendant combien de temps ont agonisé les Thikaniens, mâles, femelles et enfants, qui furent arrosés au C-123 ? Et ils étaient innocents, eux ! — Les responsables de ce massacre ont été punis ! — Vous le croyez ? Alors comment se fait-il qu’il y a trois ans, au cours d’un voyage, j’aie rencontré l’ex-capitaine Goron dans la force de police du BIM sur Ekino II ? On a fait un peu de bruit pour calmer le public, lui redonner bonne conscience. C’est tout. Et le BIM l’a transféré de sa force spatiale à sa police. — Je ne peux pas le croire ! — Eh bien, ne le croyez pas ! Il haussa les épaules, s’écarta d’elle, resta longtemps silencieux, regardant les flammes s’éteindre. Puis il partit vers sa maison, tête baissée. Stella était seule sur la terrasse, face à la ville. Les incendies avaient fini leurs ravages. Sur la colline du palais, des ruines noircies marquaient seules la place du temple de Béelba, et la tour du temple jumeau de Klon s’était à demi écroulée, ainsi qu’une partie du palais impérial. Elle se sentait infiniment lasse, perdue au milieu d’une race étrangère, d’une espèce étrangère. Téraï lui-même lui paraissait incompréhensible, détestable, par son mélange de haute civilisation et de sauvagerie intime, prompte à percer. Et, en même temps, elle le plaignait. La malchance le poursuivait, et avait fait de lui, qui aurait pu, dans d’autres circonstances prétendre aux plus hautes places dans une grande université, un simple prospecteur qui se refusait même la gloire étroite que ses publications auraient pu lui apporter, pour ne pas aider le BIM. Elle l’admirait aussi, de tenir tête seul, ou presque seul, à la plus puissante organisation humaine. Elle était troublée. Depuis son enfance, elle avait vécu avec l’idée que le BIM, sous la conduite de son grand-père, puis de son père, ne pouvait avoir qu’une activité bénéfique pour l’humanité, malgré quelques incidents désagréables, comme ces massacres de Belenkor. Certes, elle savait que le BIM écrasait ceux qui tentaient de le concurrencer. Mais, comme disait Henderson, quand on entre dans la jungle, il faut être un tigre, ou au moins un loup. Elle s’était réjouie de voir planètes après planètes ouvertes à la civilisation, sans jamais imaginer que pour cela il fallait parfois marcher dans le sang d’hommes sacrifiés. Si ce que lui avait dit Téraï était vrai, et elle ne pouvait plus guère en douter, rien n’excusait la manière dont le BIM essayait de mettre la main sur Eldorado. Elle se cramponnait à l’idée que son père n’y était pour rien, qu’elle pourrait, à son retour, lui ouvrir les yeux sur l’indignité de ses subordonnés, mais elle n’arrivait guère à y croire. Téraï était invisible. Quelques minutes plus tôt, il avait traversé la grande allée, parlant à Ophti-Tika. Sans doute mettait-il au point son projet, visant à faire du capitaine un empereur qui lui serait dévoué, qui l’aiderait à combattre les tentatives terriennes. Elle se surprit à lui souhaiter bonne chance. Un bruit attira son attention, un ronronnement doux descendant du ciel. Un hélicoptère électrique approchait, venant du sud-est. Il tournoya, vola très bas. Sur sa coque se détachait l’insigne du BIM, les deux pics de mineur croisés sur fond de nébuleuse spirale. L’engin sembla hésiter un instant, puis se posa sur la grande allée, le vent de ses rotors couchant les fleurs dans les massifs. Ils s’immobilisèrent. Déjà l’appareil était entouré de soldats. Un homme en descendit, s’arrêta net devant la pointe d’une pique. — Eh là ! Que se passe-t-il ? dit-il très haut en anglais. Stella dégringola l’escalier quatre à quatre, mais Téraï l’avait précédée, écartant les soldats. — Que venez-vous faire ? Voir pourquoi vos complices ne répondent plus ? L’homme parut sincèrement surpris. — Que voulez-vous dire ? — Vous le savez très bien ! — Qu’est-il arrivé à la ville ? — Oh ! peu de choses : tremblement de terre provoqué, incendies, sacrifices humains, assassinats, émeutes, révoltes et guerre civile. Sans compter les explosions. — J’ignorais… — Alors, que veniez-vous faire ? — Nous sommes sans nouvelles d’un de nos employés. Peut-être pourriez-vous nous en donner ? Il s’appelle Bommers, Karl Bommers. Téraï eut un sourire sinistre. — Je puis vous renseigner en effet. Je l’ai fait exécuter cette nuit ! — Mais c’est un meurtre ! — Croyez-vous ? Ou bien vous êtes très fort, ou bien un de ces nombreux naïfs qu’emploie et qu’exploite le BIM. Je l’ai supprimé parce que, en obéissance à des ordres venus de plus haut, c’est lui qui est la cause de tout ce beau travail que vous avez pu voir avant d’atterrir. J’ai un enregistrement de son interrogatoire qui le prouve. — Un enregistrement, ça se truque ! — Ah oui ? J’ai aussi un témoin. — Testis unus… Téraï ricana. — Tiens, on vous a enfourné du latin, à vous aussi ? Témoin nul, je suppose, même s’il s’agit de miss Stella Henderson, la fille de votre grand patron ? Il la désigna de la main. Le jeune homme se tourna vers elle. — Est-ce vrai, miss ? — Il le semble, hélas ! Le pilote parut ébranlé, mais s’adressant de nouveau à Téraï : — Qui me prouve que c’est là miss Henderson ? — Vous avez vos papiers, Stella ? Monsieur est sceptique ! Allons, montrez-les lui. Ensuite, il me montrera les siens, car je tiens à savoir à qui je vais vous confier. — Comment cela ? — Vous pouvez être à Port-Métal en quelques heures, avec cet hélico. Je ne pourrais être sûr de vous reconduire à temps pour l’astronef courrier. Vous serez sur Terre dans un mois. — Et vous serez débarrassé de moi plus vite, n’est-ce pas ? Il eut l’air peiné. — Croyez bien que j’aurais préféré… Mais ici tout est fluide encore pour longtemps, et je ne puis plus perdre de temps à vous protéger, puisque cela n’est plus nécessaire. Allons, Stella, quittons-nous bons amis… si vous le pouvez. Plus tard, peut-être… — Soit. Je reverrai la Terre avec plaisir. — Il est possible que j’y vienne bientôt. Je passerai vous prendre à votre canard, et nous déjeunerons ensemble. Je connais un petit restaurant, dans le sud-ouest de la France, où l’on fait encore la cuisine comme au vingtième siècle, et où on boit du vin vraiment bon. Alors, amis ? Elle lui tendit la main, et il la prit. — Je vois qu’il faut que je prépare mes maigres bagages. Lâchez ma main, sinon je croirai que vous ne voulez pas que je parte ! Elle disparut dans la maison. Téraï redonna son attention à l’homme, le jaugeant du regard. Jeune, grand, mince, presque dégingandé, il était sympathique. — Votre nom ? — John Mac Lean. — Ecossais ? — Non, Canadien. Géologue-prospecteur. — Depuis longtemps ici ? — Un mois. — Pour le BIM ? — Oui. J’y suis depuis trois ans. Avant de venir ici, j’ai travaillé sur Ophir II. Vous êtes bien Téraï Laprade ? — Risque-t-on vraiment de me confondre avec un autre ? — Non, en effet. J’ai les amitiés de Lawrence Douglass et de Jules Thibault à vous transmettre. Je les ai rencontrés là-bas. Nous avons fait équipe durant sept mois. — Où ? — Montagnes du Destin. — Sale coin. La carte ? — Oui. — C’est moi qui l’ai commencée, dit rêveusement Téraï. Il y a bien longtemps. Eh bien, voici miss Henderson. Ramenez-la saine et sauve à Port-Métal, et si vous m’en croyez, ne vous attardez pas sur Eldorado. D’ici peu, ce sera l’enfer. Où prospectez-vous habituellement ? — Versant Est des Karamélolé. — Chez les Bihoutos ? Si vous êtes menacé, et que vous ayez le temps de parlementer, dites que vous me connaissez, et demandez le chef Oboto. Qui sait, cela vous donnera peut-être une chance de vous en tirer. — Mais que vais-je dire, au sujet de la situation à Kintan ? — Que j’ai exécuté Bommers, que j’ai les preuves en main, et que j’en ferai autant si d’autres viennent. Au revoir, Mac Lean, et bonne chance. Téraï aida Stella à monter dans l’hélico. La porte glissa, la cachant, et il ne vit plus que son visage, ses lèvres qui remuaient essayant de lui dire quelque chose que le bruit des rotors couvrit. L’engin décolla gracieusement, prit de la hauteur, disparut dans le bleu du ciel. Et Téraï, subitement, se sentit très seul. CHAPITRE IV DALILA Mélancoliquement, Téraï glissa dans une enveloppe les quelques photos trouvées dans le bureau d’Igricheff, la scella, écrivit l’adresse à la main. Stanislas n’avait qu’une sœur, en Ukraine, ingénieur dans une usine métallurgique. Elle n’était pas mariée, à 45 ans… Cette branche des Igricheff allait s’éteindre. Dommage, Stan avait été un homme, un vrai, et ils se faisaient rares. On sonna à la porte du bureau. Téraï tira son revolver de sa gaine, le posa sur sa table, derrière des livres. Depuis son retour à Port-Métal, il se méfiait. Ses amis les prospecteurs étaient maintenant dispersés dans tous les piémonts des Franklin ou des Karamélolé, et la police de Port-Métal, la police du BIM, le laisserait joyeusement assassiner sans faire un geste. Bien heureux encore s’ils n’en prenaient pas l’initiative ! — Va voir, Léo ! Le lion leva sa tête rousse, le regarda, bâilla paresseusement et, après s’être étiré, se dirigea vers la porte. Téraï appuya sur le bouton commandant l’ouverture. Un jeune homme, vêtu d’un uniforme bleu, eut un mouvement de recul devant le fauve. — La paix, Léo ! Entrez, n’ayez pas peur. — Monsieur Laprade ? J’ai du courrier officiel pour vous, à remettre en mains propres. J’en ai profité pour vous apporter les autres lettres en même temps. Je me présente : Louis Barrière, fourrier sur le « Jules César ». — Vous êtes déjà là ? Le Jules était annoncé pour après-demain seulement. — Nous avons sauté l’escale de Tinho. Ça bagarre, là-bas, entre miniers et indigènes. Trois navires du BIM apportent des renforts. La planète est close provisoirement. — Et que fait le BUX ? interrogea Téraï, intéressé. — Que voulez-vous qu’il fasse ? Il a été averti trop tard, comme d’habitude. Quand son croiseur arrivera, tout sera fini, rentré dans l’ordre, selon l’expression consacrée. — Ouais ! Evidemment ! Il haussa les épaules, accepta les plis que lui tendait le jeune homme en même temps qu’une liasse épaisse de journaux. — Eh bien, merci. Quelle est votre destination maintenant ? — Subur V. Puis la Terre, direct. — Alors, prenez cette lettre, à remettre au premier bureau du BUX, qui se chargera de l’acheminer. — Courrier officiel ? — Oui, un des leurs s’est fait descendre ici. C’était aussi mon ami. Le messager reparti, Téraï décacheta son courrier. Quelques missives de Polynésie, apportant le souvenir d’amis d’enfance, une du Canada, deux de France, une aussi de Ramakrishna, annonçant la promesse d’un succès dans la recréation de la race des superlions. — Patience, Léo ! Dans trois ou quatre ans, tu pourras avoir une compagne ! Il prit enfin le pli cacheté aux initiales du Bureau de Xénologie, l’introduisit dans la fente du désactivateur, régla l’appareil. Dans dix minutes, il pourrait décacheter l’enveloppe sans qu’elle ne s’enflamme. En attendant, il ouvrit un journal, déçu. Il avait espéré une lettre de Stella. Il s’absorba dans le New York Herald vieux de trente jours, parcourut les numéros les uns après les autres. Rien ne concernait Stella et son voyage sur Eldorado. Il prit la deuxième liasse, L’Intermondial, auquel il s’était abonné avant de quitter Port-Métal avec la jeune fille, se promettant un doux plaisir à lire le récit de ses aventures. Il chercha vainement les articles promis. Rien, sauf dans le dernier, paru la veille du départ du « Jules César ». Une immense manchette lui sauta aux yeux : La vérité sur Eldorado. Il s’y plongea immédiatement. « Nos lecteurs savent qu’un envoyé spécial de l’Intermondial, miss Stella Henderson, vient de passer trois mois sur Eldorado. Très fatiguée par son voyage et ses aventures, miss Henderson fait actuellement une cure de sommeil. Mais, avec un sens du métier de journaliste qui lui fait honneur, elle a voulu auparavant écrire cet article. Voici, de la main de quelqu’un qui connaît la question pour l’avoir étudiée sur place, la vérité sur Eldorado. » Téraï continua à lire, fronça d’abord les sourcils, jura, jeta violemment le journal à terre, puis, calmé, le reprit. L’article était excellent. Pas une seconde, il ne crut que Stella l’avait écrit toute seule. Si intelligente, si cultivée qu’elle fût, elle ne l’aurait pu. Il y avait derrière cet article des années de métier. Rien dans les faits n’était faux, mais… mais ils étaient présentés d’une telle manière que, pour tout homme sensé, Eldorado était un enfer où les miniers du BIM, au prix de sacrifices énormes, luttaient héroïquement pour assurer le ravitaillement de la Terre en métaux rares ! L’article racontait en détails le voyage de Stella, saluait en passant le « courageux prospecteur » qui l’avait guidée et lui avait sauvé la vie, mais sans donner son nom. Le lecteur pouvait de bonne foi croire qu’il s’agissait d’un dévoué employé du Bureau. Le séjour chez les Ihambés était escamoté en grande partie, mais les plus atroces détails étaient donnés sur la guerre civile de Kéno, réduite à l’affrontement de deux factions rivales d’adorateurs de dieux aussi sanguinaires les uns que les autres. L’article se terminait par un appel au gouvernement mondial, pour qu’il envoie sur Eldorado des forces puissantes pour protéger les mineurs. Sinon, il fallait s’attendre à ce que le Bureau international des Métaux agisse de lui-même, comme il avait été forcé de le faire par l’impéritie des autres branches du gouvernement, lors de l’affaire récente de Tinho. Téraï sifflota entre ses dents. Ainsi, la situation s’était dégradée au point que le BIM s’érigeait en puissance indépendante. Cela sentait mauvais, très mauvais. Il s’était attendu, quand Stella lui avait demandé de l’escorter, à un reportage classique, appuyant sur les côtés pittoresques. Il aurait déjà été assez nuisible comme cela ! Mais maintenant la preuve était faite qu’elle l’avait joué, qu’elle avait toujours été, comme il l’avait supposé un moment, au service du BIM. « Et dire que je l’ai respectée, alors que j’aurais pu… ». Enfin, le mal était fait, il fallait songer à parer les coups si possible. Depuis l’assassinat d’Igricheff, il était coupé du BUX. Brusquement, il se souvint de la lettre. Le désactivateur l’avait crachée, et elle gisait sur le sol. Il la ramassa, l’ouvrit, jeta un coup d’œil à la signature : Jean Nokombé, le grand chef lui-même ! Elle réclamait un rapport immédiat et détaillé sur la situation, et proposait à Laprade de passer du rang d’agent libre à celui d’agent intégré, avec haute main sur Eldorado. Vu l’urgence, on lui donnait le nom des opérateurs du BUX sans attendre sa réponse. Tous étaient des prospecteurs, sauf trois ingénieurs de l’usine. Il se leva, parcourut pensivement son bureau, mains derrière le dos. — Allons, Léo, dit-il enfin, il va falloir nous séparer une fois de plus. Il est temps de sortir notre première arme secrète. Ils veulent un rapport ? Eh bien, je vais le leur porter moi-même ! Le Taaroa sortit de l’hyperespace à l’intérieur de l’orbite de Mars. Téraï avait couru un risque, à calculer ainsi son saut, mais gagnait plusieurs jours. La Terre, cependant, n’était encore qu’un petit point de lumière verte, à gauche du soleil. Il fonça vers elle. Il n’avait pas de plans précis. La mort d’Igricheff l’avait pris au dépourvu. Il s’était toujours reposé sur lui pour les relations avec le BUX, trop jaloux de son indépendance pour s’embrigader, voulant agir sans avoir à rendre de comptes. Aussi, revenu à Port-Métal après avoir aidé Ophti-Tika à s’installer sur le trône de Kéno, il s’était trouvé isolé. Il était certain que le BUX n’avait jamais reçu les pièces à conviction, ni même son rapport. Il avait, au cours d’un rapide voyage au camp ihambé, distribué quelques armes et instruit quelques guerriers dans leur emploi, puis, à Port-Métal, avait attendu les événements. La lettre de Nokombé l’avait décidé. Il prit à nouveau son hélicoptère, confia Léo à Eenko, puis vola droit à l’Ouest vers le Rossé Mozelli, vers la grande grotte où était cachée son astronef privée, protégée par la terreur superstitieuse qui enveloppait les monts sacrés. Peu d’hommes disposaient d’une astronef particulière. Le Taaroa était un tout petit engin, triplace au maximum, mais du dernier modèle sorti des chantiers de la Loire, en France. Ses frères formaient l’escadre d’éclaireurs rapides du BUX. Le Taaroa avait été construit officiellement pour la République océanienne unie, et portait toujours ses couleurs, Téraï était officier de réserve dans sa flotte. En réalité, il avait payé la moitié du prix, les finances de la république n’étant pas pléthoriques. Arrivé à bonne distance de la Terre, il envoya un message-radio, sollicitant l’autorisation d’atterrir sur le camp militaire d’Astra, au Texas, base principale du bureau de Xénologie. Là, son appareil serait en sécurité. Il l’obtint sans peine, et, une heure après avoir touché le sol, prit la stratonef directe pour New York, siège du gouvernement mondial. La ville avait encore grandi, depuis son dernier passage, s’étendant maintenant de Hartford, au Nord, à Philadelphie au Sud. C’était bien la Mégalopolis, la ville géante, fière de ses 50 millions d’habitants, dont seules au monde Tokyo et Moscou approchaient. De l’aéroport, un hélitaxi le conduisit au Johnston Building, qui abritait le BUX. Un des derniers gratte-ciel construits, avant la nouvelle mode des bâtiments en grande partie souterrains, il dressait vers le ciel ses 120 étages de bureaux, laboratoires, salles de conférences, restaurants, etc. L’hélico atterrit au sommet, sur la plate-forme. Deux hommes en armes, vêtus d’un uniforme gris, s’approchèrent. — Objet de votre visite ? demanda le plus grand. — Convocation du chef. — Avez-vous un rendez-vous ? — Non. Dites-lui simplement que Téraï Laprade est là. L’homme décrocha un téléphone, parla, écouta. — C’est bon. Passez à l’identification. Poste 3, couloir 2. Par ici ! Il descendit quelques marches, entra dans le bureau indiqué. Le bureaucrate qui l’attendait compara une photo avec Téraï, hocha la tête. — Ça semble être ça. Il serait d’ailleurs difficile de trouver quelqu’un capable de se faire passer pour vous. Cependant, veuillez poser vos mains sur cette plaque, comme cela. Maintenant, regardez dans cette lunette. Bon, ça concorde. Une dernière formalité : passez devant cet écran. Ah ! il vous faut laisser ici ce couteau ! Téraï haussa les épaules, sortit de sa poche son couteau pliant, le posa sur la table. — Que dois-je faire maintenant ? — Un guide vous attend à la porte. Le guide était un homme vigoureux, armé jusqu’aux dents, et il n’était pas seul. Trois astronautes de la flotte du BUX l’accompagnaient, armés eux aussi. — Bigre, la confiance règne, ne put-il s’empêcher de dire à haute voix. Le chef de l’escorte se retourna. — Hier encore, on a tenté d’assassiner le patron ! — Les choses en sont à ce point ? — Hélas ! Suivez-moi. Un ascenseur les déposa au centième étage. Le bureau de Nokombé était gardé, et trois mitrailleuses prenaient les couloirs en enfilade. Nokombé se leva pour le recevoir. C’était un Africain du plus beau noir, presque aussi grand que Téraï, mais plus svelte. Ses cheveux blancs crépus se dressaient sur sa tête comme une crête de cacatoès. Il sourit, indiqua un siège. — Je suis heureux de vous voir, Laprade, dit-il d’une voix de basse. Et j’espère que vous ressortirez d’ici comme un agent à plein temps de notre organisation. Nous avons désespérément besoin d’hommes de votre envergure ! — Vous connaissez mon point de vue, monsieur le directeur, et il n’a pas… — Pas de monsieur le directeur entre nous, Laprade. Ça ne se fait pas ici. Avant d’être assis dans ce fauteuil, j’ai été moi-même un agent, et j’ai eu ma part d’aventures ! Il coupa d’un geste la réplique de Téraï. — Je sais ce que vous allez me dire. Ne perdons pas de temps. J’ai lu votre rapport, le dernier que nous a envoyé Igricheff, mais depuis, il s’est sans doute passé pas mal de choses. Téraï parla longtemps, répondant aux questions précises du vieux Noir. — Ainsi, vous considérez la situation sur Eldorado comme très tendue ? — Tendue serait un euphémisme, Nokombé ! Eldorado est un tonneau de poudre avec une mèche allumée, et il ne reste plus beaucoup de mèche à brûler avant l’explosion ! — Sans doute, mais qu’y pouvons-nous ? Nous ne sommes pas prêts pour la grande explication avec le BIM. J’ai peur qu’il ne faille sacrifier cette planète pour quelque temps. — Qu’est-ce qu’une planète, n’est-ce pas ? La galaxie en grouille ! Mais il se trouve que pour moi, elle compte, Nokombé ! Et elle peut être sauvée ! — Il y a longtemps que vous n’êtes venu sur Terre. Vous n’êtes plus au courant, et je vais vous y mettre en quelques mots : le véritable gouvernement mondial, celui qui possède la puissance, c’est le BIM ! Pas autre chose. Tout ce que nous pouvons faire actuellement, c’est saper sa puissance, tout en construisant la nôtre. Tenez, regardez ça. Il lui tendit une boîte métallique dans laquelle se trouvaient deux objets de métal, corrodés, mais indiscutablement identiques. Téraï lut les étiquettes attachées : l’une portait GC 18-765 – IV, l’autre GC 21-203 – VIII. — Deux objets identiques sur deux planètes appartenant à des secteurs différents ? Cela signifie que… — Qu’il y a une autre race que la nôtre qui rôde entre les étoiles ? Oui et non. Ce sont des faux, Téraï ! Des faux, que nous avons fabriqués, le produit de nuits de veilles de nos experts en Xénologie. Ils furent posés par deux de nos scouts sur des mondes inconnus et inhabités. Nous y avons construit des ruines assez semblables. Le plus difficile a été de truquer les autres objets, ceux en matière organique, pour que le radiocarbone semble leur donner une antiquité d’environ 1 500 ans. Un joli travail de séparation isotopique et de synthèse dirigée. Tureau, Grober et Sugihara ont passé deux ans à faire joujou avec les atomes ! — Et pourquoi tout cela ? — Un des objets a été… trouvé par une de nos expéditions. L’autre par les archéologues apprivoisés du BIM. Vous savez qu’ils se donnent le luxe du mécénat. Pourquoi ? Eh bien ! avec ces « preuves » en main, j’ai obtenu du gouvernement assez de crédits pour construire une flotte puissante, sans que le BIM ne puisse se mettre en travers. Seulement, voilà, elle ne sera prête que dans un an ! — Et rien n’a transpiré ? — Rien. Je sais choisir mes hommes ! Et si je vous dis tout cela, Téraï, c’est que je suis aussi sûr de vous… pour le moment. — Je puis être pris et drogué. — Pas après le traitement que vous allez subir avant de quitter cet immeuble ! Rien au monde ne peut briser le bloc mental que nous allons installer dans votre esprit. Si par hasard votre volonté défaillait, couic, fini, plus rien ! Téraï se leva d’un bond. — Vous m’avez attiré dans un piège, vous… — Asseyez-vous ! Vous avez un autre choix, celui de l’éraseur de mémoire. — Ouais ! Et vous croyez que je vais me soumettre à vos hypnotistes, pour me retrouver agent plein, assermenté, dévoué jusqu’à la mort au BUX, et content par-dessus le marché ! Non, je préfère courir le risque du bloc ! — Il est posthypnotique aussi. Mais je vous donne ma parole que rien ne sera fait qui puisse altérer votre liberté de décision ! — Votre parole ! Après ce piège ! Le vieux Noir eut subitement l’air très las. — Ecoutez-moi, Téraï ! Tout est en jeu, tout ! L’avenir de la Terre, de ses alliés, des mondes que nous découvrirons ! Contre cela, que pèse ce qui peut se passer pendant un an sur Eldorado, puisque, de toute manière, cette planète partagera le sort commun ! Tenez, si vous acceptez de travailler avec nous, je vous donne carte blanche pour cet Eldorado qui vous tient tant à cœur. Si vous trouvez un moyen de bloquer le BIM dans cette entreprise sans faire sauter la mine un an trop tôt, allez-y, vous avez ma bénédiction ! Mais ce sera difficile. Le peuple est très excité à ce sujet. C’est une bonne chose, d’un côté, qu’il se réveille de son sommeil, sur ses lits de chrome et d’or ! Cela nous servira, plus tard. Mais en attendant, après les articles, après les films de miss Henderson, Eldorado et ses habitants ont mauvaise presse ici, et je ne peux rien faire. Un coup de maître, ce voyage de la petite Henderson ; Nul doute que le Parlement ne vote la charte ouverte ! — La petite garce ! Elle m’a bien eu ! Mais on peut combattre, rétablir la vérité ! — Essayez, et vous m’en direz des nouvelles ! Quant à vous avoir eu… Il y a quelque chose de curieux dans cette affaire Stella Henderson. Nul ne l’a plus revue depuis la réception donnée pour son retour. Nous avons un agent au BIM, il a été incapable de nous renseigner. Officiellement, elle fait une cure de repos dans un somnarium. Officiellement… — Que voulez-vous dire ? — Peut-être a-t-elle été jouée, elle aussi ? Ou peut-être a-t-elle changé d’avis au cours de son voyage de retour, et a-t-elle finalement refusé de coopérer ? — Oui, je vois. Et ils auraient utilisé les documents qu’elle a rapportés sans qu’elle n’y soit pour rien ? Peut-être, en effet. Il est évidemment curieux que nul ne l’ait vue depuis… A moins que… Il la pensa morte, et pâlit. — Non, je ne crois pas, dit Nokombé, le devinant. Cela, nous l’aurions su. Plutôt est-elle séquestrée dans une cage dorée, ou peut-être, tout simplement, préfère-t-elle oublier un rôle qui, d’après ce que vous m’avez dit, n’a pas été des plus honorables. Peu nous importe, à nous du BUX, du moins. — Peu m’importe aussi, au fond. Que voulez-vous que je fasse ? — Rien. Laissez agir le BIM jusqu’à ce que nous soyons les plus forts. Un an, pas plus ! — Vous rendez-vous compte du dégât qu’ils peuvent faire en un an ? S’ils obtiennent la charte ouverte, ils seront les maîtres absolus d’Eldorado. J’y ai des amis, moi ! Nokombé eut un geste d’impuissance. — Et que proposez-vous donc ? — De lutter ! Sur Terre, si possible ! Sinon, là-bas ! Je peux tenir plus d’un an contre eux ! — Contre leur flotte ? — Il y a l’article 7 du règlement interstellaire. S’il y a guerre ouverte entre une compagnie terrestre, ou un gouvernement, et les indigènes d’une planète, cette dernière est déclarée en quarantaine, et les étrangers doivent se retirer jusqu’à conclusion de l’enquête. Que le BIM soit gouvernemental ne change rien à l’affaire. — L’article n’a pas joué pour… — Les choses étaient différentes, vous le savez bien ! Thikana appartient à la fédération depuis plus de 60 ans ! Ce n’était plus qu’une opération de police, comme on dit ! Les malheureux ! — Et combien de morts coûtera votre plan, Téraï ? Bien plus que le nôtre ! — Peut-être ! Ce n’est pas sûr ! Vous ne connaissez pas les Eldoradiens ! Le BIM ne soumettra jamais les Ihambés, ni les Kénoïtes, Nokombé ! Elle ne pourra que les exterminer ! Et pas sans mal. Je leur ai donné des armes ! Le directeur se dressa d’un bond. — Vous leur avez donné des armes ! Je devrais vous faire arrêter sur-le-champ ! — Que n’avez-vous arrêté ceux qui en ont distribué aux Umburus, ou aux adorateurs de Béelba ! Le mal est fait. Je ne pouvais laisser les miens sans défense. Nokombé se rassit, tapota la table de ses doigts, retrouvant le rythme du tam-tam ancestral. — Oui, en effet. J’avais espéré que nous pourrions repousser la crise. — En sacrifiant une planète de plus ! — Oui, en sacrifiant une planète de plus, pour sauver toutes les autres. Mais c’est maintenant impossible. Repartez, Téraï. Essayez de limiter les dégâts. Je vous promets l’arrivée d’un croiseur, dans trois mois. Le géant ricana. — Un croiseur, dans trois mois ! Trop peu, trop tard, comme d’habitude ! — Si vraiment Eldorado doit être mis en quarantaine, même le BIM ne pourra rien. L’opinion publique se retournerait contre lui. Elle est violemment opposée à toute guerre coloniale, vous le savez, même si elle accepte des « opérations de police ». Mais c’est un jeu dangereux, Téraï ! Rien ne dit que la quarantaine sera levée, ensuite. Et vous savez ce que cela signifie pour vous : si vous restez là-bas, vous ne pourrez plus en sortir. Un cordon de mines spatiales sera installé autour de la planète. — Je m’y plais. Et la quarantaine ne peut durer plus de dix ans légalement. J’attendrai. — Soit. Je pourrais vous faire arrêter, et peut-être ferais-je bien de le faire. Votre plan est dangereux, mais le diable m’emporte si je ne finis pas par croire qu’il est le seul possible. Quand partez-vous ? Il réfléchit un moment. — Dans trois jours. Je vais essayer d’abord de voir miss Henderson. — Bonne chance, et tenez-nous au courant. Mais d’abord, n’oubliez pas de passer chez nos psychologues. On va vous y guider. L’immeuble du BIM dressait ses cent dix étages au-dessus du Pacifique près de San Gregorio, au sud de San Francisco. Téraï plaqua son engin de sport, prêté par un ami, sur le terrain de la villa de cet ami, à quelques kilomètres, mais ne le roula pas dans le garage. — Monsieur Laprade ! s’exclama le gardien, un Mexicain trapu. Il y avait si longtemps qu’on ne vous avait vu ! — Dix ans, Tonio ! Voici un mot de M. Jelinek pour vous. Tonio le lut attentivement. — Je dois me mettre à votre service. Parfait. Quels sont vos ordres ? — Faire le plein des réservoirs et garder l’avion prêt à décoller. Et sortez un hélico du garage. La réceptionniste était jolie. — Je désirerais voir M. Henderson. — Avez-vous un rendez-vous ? Non ? Mais alors c’est impossible ! Complètement impossible ! M. Henderson est un homme très occupé ! — Pas impossible pour moi, je pense. Veuillez simplement lui faire savoir que Téraï Laprade demande une entrevue d’urgence. Elle eut un petit mouvement de recul. Il sourit. — Ah ! je vois. Je suis le croquemitaine, ici. Allons, soyez gentille, téléphonez ! L’air dubitatif, elle se pencha vers le micro, parla, fit une mine surprise. — Voulez-vous attendre ? On va venir vous chercher. Il attendit, prenant un malin plaisir à lui lancer des regards si appuyés qu’elle rougit. Téraï reconnut immédiatement l’homme qui entrait, bien qu’il ne l’eût jamais vu : vêtu d’un uniforme noir (Pourquoi, diable ! tous les dictateurs ou apprentis dictateurs choisissent-ils toujours des couleurs sombres ?), il était un peu plus petit que lui, mais peut-être encore plus large, avec une poitrine en tonneau d’où pendaient des bras interminables ; Gorilla Joe, le garde du corps favori de Henderson, tel que le lui avait souvent décrit Stella. — Laprade ? — Oui. — Venez ici ! La pièce était petite. Derrière un bureau, un autre garde en uniforme noir attendait, revolver posé devant. — Nous allons vous fouiller. — Allez-y ! Je n’ai pas d’armes sur moi. Me croyez-vous naïf à ce point ? L’ascenseur qu’ils prirent était étroit pour deux hommes de leur carrure. Gorilla Joe en profita pour lui souffler à l’oreille : — Marche droit, toi, ou je te descends. Je ne demanderais pas mieux, tu sais ! — Ah oui ? Et pourquoi donc ? La brute ne répondit pas. Deux hommes armés veillaient devant la porte de Henderson. Ce dernier, le dos tourné, regardait pensivement par la fenêtre. — C’est bon, Joe. Laisse-nous seuls. — Mais, patron… — Depuis quand me faut-il répéter un ordre ? Subjugué, le gorille sortit. Henderson était un homme d’une cinquantaine d’années, grand et maigre, légèrement voûté, aux cheveux déjà blancs, aux froids yeux bleus. Subitement, sa figure se détendit, et il sourit, d’un sourire charmant qui rappela Stella à Téraï. — Asseyez-vous, monsieur Laprade. J’allais justement envoyer un mot à votre hôtel pour vous demander de venir me voir. Fumez-vous ? Prenez un de ces cigares : havane authentique, et non le produit d’une ferme hydroponique ! Téraï s’enfonça dans un fauteuil de cuir, croisa les jambes. — Nous sommes ennemis, Laprade, ou plutôt vous êtes mon ennemi, car c’est vous qui avez déclaré la guerre. C’est dommage, et peut-être inutile. Qu’est-ce qui me vaut le plaisir de votre visite ? — Vous savez que j’ai servi de guide à votre fille sur Eldorado. — Oui, et je vous en remercie. Sans vous, elle n’aurait pu recueillir autant de documents, et ne serait sans doute pas revenue vivante. J’étais loin de me douter du véritable état des choses, quand je l’ai envoyée là-bas. — Ainsi, vous avouez que vous l’avez envoyée ? Henderson sourit. — Voyons, Laprade, entre vous et moi, que signifieraient des mensonges ? — Elle m’a bien roulé. Enfin, c’était de bonne guerre. Je désirerais savoir ce qu’elle est devenue, et si possible, la voir. Henderson se pencha brusquement en avant. — Vous l’aimez ? — Moi ? Grand Dieu, non ! Mais nous avons été de bons camarades, et je suis inquiet pour sa santé… — Elle va bien, ou plutôt ira bien d’ici peu, quand sa cure de repos sera finie. J’ai été criminel de lui confier cette mission, mais, comme je vous l’ai dit, j’ignorais… Quand elle est revenue, elle avait subi un tel choc nerveux, à la suite de tous ces massacres à Kintan… Téraï se souvint de sa maîtrise d’elle-même au cours de cette nuit terrible. Nokombé avait sans doute raison. On l’avait mise hors circuit, et utilisé ses documents sans son accord. — Elle sortira de la clinique dans une huitaine de jours. A ce moment-là, j’espère que vous nous ferez le plaisir de venir déjeuner avec nous. — Je ne puis rester si longtemps. Quelle est l’adresse de cette clinique, j’aimerais lui envoyer quelques fleurs. Henderson n’hésita qu’une fraction de seconde. — Celle du Dr Yukawa, voyons ! C’est une charmante idée, et je suis sûr que cela lui fera grand plaisir. Mais, pour le moment, elle ne peut recevoir de visites, pas même de moi. Mentalement, Téraï haussa les épaules. Inutile d’insister. La clinique du BIM était une véritable forteresse. — Quel dommage que vous soyez obligé de repartir si vite. Mais peut-être pouvons-nous arranger ça. J’ai une proposition à vous faire. Comme je vous l’ai dit, vous êtes mon ennemi, mais je ne suis pas le vôtre. Je suis persuadé que tout dérive d’un malentendu, et que nous gagnerions l’un et l’autre à finir ces hostilités. Vous m’avez porté de rudes coups, mais moi, jusqu’à présent, je vous ai ménagé. Vous avez fait échouer mes plans, vous avez tué un de mes meilleurs agents… — Karl Bommers ? — Oui. — Vous avez bien fait assassiner mon meilleur ami. Je l’ignorais, ou ne faisais que m’en douter quand j’ai exécuté Bommers, mais cela ne change rien à la chose… — L’assassinat d’Igricheff n’est pas de mon fait. Un sous-ordre a cru devoir… Il a été puni. — Ah oui ? Comme Goron ? — Tiens, vous savez cela, aussi ? Non, cette fois, la punition a été réelle. J’aurais eu besoin de votre associé comme j’ai besoin de vous. Oh ! je peux continuer à me passer de votre aide, et même vous écraser, si besoin est, mais j’aimerais mieux que nous puissions nous entendre. Que diriez-vous si je vous offrais le poste de directeur général du BIM sur Eldorado ? Vous êtes vénéré par les prospecteurs, redouté par mes hommes, frère de sang de plusieurs chefs de tribus indigènes, et, si j’ai bien compris, le nouvel empereur de Kéno est votre créature. — Mon ami, Henderson ! — Encore mieux. Acceptez-vous ? — Et quelle politique devrais-je appliquer ? — La nôtre, bien entendu. Mais avec vous, elle pourrait être appliquée sans douleur. — Et pourquoi voudriez-vous que je trahisse tout ce qui m’est cher ? Pour de l’argent ? J’en possède plus que je ne puis en utiliser ! — Aussi n’en ai-je point parlé. Ecoutez, Laprade. Vous êtes un homme, un Terrien. La Terre a besoin de métaux. Un jour, sans doute, nous nous heurterons aux Autres, notre empire qui se développe rencontrera le leur. Peut-être plus tôt que vous ne le croyez ! — Ah, vous pensez vous aussi à ce contact futur ? — Je ne pense qu’à cela ! Il nous faudra être très forts, ce jour-là, que la rencontre soit pacifique ou non. Surtout si elle n’est pas pacifique ! — Avec un empire terrien tel que vous le construisez, elle ne peut pas être pacifique ! Soumettez-vous, ou soyez exterminés. Voilà votre devise ! — Et quand cela serait ? Survival of the fitest ! Qui vous dit que ce n’est pas aussi la devise des Autres ? — Admettons. Qui vous oblige pour cela à ruiner des planètes sans défense ? A vous faire haïr des indigènes ? Qui vous empêche d’exploiter les gîtes profonds terrestres ? C’est techniquement possible. Henderson leva les bras au ciel. — Le point de vue du technicien ! On voit bien que vous n’avez pas la responsabilité de la production minière ! Il est trois fois moins coûteux, avec les transmetteurs de matière, de tirer nos métaux de mondes situés à des années lumière que de gîtes à trois ou quatre kilomètres de profondeur ! Pour le faire, il faudrait abaisser le niveau de vie des Terriens, et bien que, à vrai dire, ils soient passablement avachis, si on touche à leur niveau de vie, nous aurons des émeutes, voire des révolutions ! — Survival of the fitest, disiez-vous. J’espère que la rencontre, quand elle aura lieu, sera pacifique ! Si la Terre a ainsi dégénéré, nous serions avalés en un rien de temps ! — Il y a les coloniaux, Laprade. Ils fourniront l’armée. La Terre n’est plus qu’un arsenal, bien qu’il reste sur elle plus d’hommes véritables que je ne viens de le supposer. Mais, certes, pas assez pour que votre projet d’exploitation des gîtes profonds soit possible. Téraï se gratta la tête. Henderson crut y voir un signe d’hésitation. — Alors, acceptez-vous ? — Non, Je serais mal venu parmi les vôtres, et méprisé des miens. Laissez plutôt faire le BUX, et… — Ce ramassis de rêveurs ? –… Et d’ici quatre ou cinq générations, la Terre pourra être le centre d’une grande confédération de peuples égaux, d’une puissance telle qu’elle ne risquera plus rien d’une rencontre. En attendant, pourquoi ne pas exploiter des mondes déserts, comme Hell, ou Gustavia ? — Pas de main-d’œuvre sur place, vous le savez bien ! Et on ne peut transporter toute la machinerie nécessaire par astronefs : trop coûteux ! Et puis, Laprade, ces mondes égaux, comme vous dites, seraient bientôt nos maîtres. Rappelez-vous Rome ! Téraï se leva. — Je regrette, Henderson. Nous n’avons plus rien à nous dire. La main d’Henderson se posa sur un bouton rouge sur son bureau. — Si je sonne, cinq hommes armés entreront, et on ne verra plus Téraï Laprade de longtemps. — Sonnez ! Avant de venir, je suis passé au BUX. Ils savent où je suis, et si je ne les avise pas (Il consulta sa montre.), d’ici à 10 minutes que je suis sain et sauf, il vous en cuira ! Le gouvernement n’est pas encore complètement entre vos mains ! — Allons, Laprade, quittons-nous correctement, sans menaces d’un côté ou de l’autre. Nous n’avons pas les mêmes vues sur le futur de l’humanité, que cela ne nous empêche pas de nous estimer. — Entre vous et moi, que signifient les mensonges ? Garde-toi, je me garde, disaient les anciens corses. Henderson haussa les épaules. — Soit ! Vous le regretterez ! Gorilla Joe l’attendait dans le couloir, l’air mécontent. Il accompagna Téraï, la main posée sur la crosse de son revolver. Au détour du couloir, un homme se jeta sur eux dans sa hâte. — Eh bien, que t’arrive-t-il, Ted ? grogna Joe, en l’arrêtant. — La petite ! Elle s’est échappée ! — Ta gueule ! — Mais le patron doit le savoir tout de suite… — Et celui-là, il doit le savoir, imbécile ! dit-il en montrant Téraï. C’est notre pire ennemi ! Allez, file ! ajouta-t-il, sortant son arme de l’étui. J’ai peur qu’il ne vous arrive très vite un accident, continuait-il avec un mauvais sourire. Vous en savez trop, maintenant ! — Et si je n’avais pas compris, vos derniers mots m’auraient renseigné ! répondit calmement Laprade. Ainsi, miss Henderson, était bien séquestrée ? Je m’en doutais, maintenant, je le sais ! — Ça ne vous servira pas à grand-chose, et… Téraï frappa, du tranchant de la main gauche sur le poignet tenant le revolver. Le coup partit, la balle ricocha sur les parois métalliques. Déjà sa droite cognait au creux de l’estomac, de toute sa force. Gorilla Joe se plia en deux, fut relevé d’un gauche au menton, s’écroula. Téraï ramassa le revolver, assomma la brute d’un coup de crosse, écouta. Rien. Pas de bruit de pas pressés, pas de sonneries d’alarme. — C’est beau, les parois insonorisées, pensa-t-il. Il sortit de l’immeuble sans encombre. Il prit un taxi dans la rue, se fit conduire à son hôtel, hésita. Devait-il convoquer quelques journalistes, rétablir la vérité sur Eldorado ? Maintenant que Stella s’était échappée, il pouvait mettre Henderson au défi de la montrer à la presse, et… Mais non. Le seul résultat serait de déclencher la bataille sur le terrain de l’ennemi, avant que le BUX ne soit prêt, avant que ce qui restait d’éléments sains dans le gouvernement ne soit prêt. Il se fit conduire à l’aéroport, prit le premier avion pour Astre, un peu étonné de n’être l’objet d’aucune attaque. Le Taaroa était sur son aire d’envol. Papiers signés, il se dirigea vers lui. Près de l’échelle de coupée, un homme en uniforme de commandant de la Confédération examinait curieusement l’emblème émaillé sur la coque, l’atoll aux palmiers qui était l’insigne de la République océanienne. Il se retourna. — Téraï Laprade ! Je me demandais ce qu’un Océanien faisait ici ! Vous n’avez donc pas d’astroports, chez vous, que vous veniez encombrer les nôtres ! Le sourire démentait l’agressivité de la phrase. — Jack Silver ! Depuis combien de temps ne nous étions-nous pas rencontrés ? — Dix ? Douze ans ? La dernière fois, c’était chez toi, à Toronto, avant… — Avant que ces cochons ne brûlent tout ! Oui, ça fait douze ans. — Et qu’as-tu fait depuis ? — Du terrain. Incidemment, fortune, comme on dit. — Où ça ? — Eldorado. — Chez le BIM ? Tu travailles pour eux ? — Non. — Tu as fait fortune sur Eldorado sans travailler pour le BIM ? Eh bien, mon vieux, je te tire mon chapeau ! Tu y retournes ? — Oui, mais pas directement. — Je t’y verrai peut-être, alors. Je viens de recevoir des ordres. Nous y faisons escale dans trois mois, retour d’exploration dans ce secteur. Comment est ce monde ? Beau ? Et les indigènes ? — Très beau. Humains, ou presque. As-tu deux minutes ? Viens à bord. Silver siffla. — On se met bien, dans l’océanienne ! Dernier modèle, je vois. — Dis-moi, que penses-tu du BIM ? Silver eut un mince sourire. — Vraiment, tu ne travailles pas pour eux ? — Je t’ai déjà dit que non ! — Ce ne serait pas ton genre de jouer un sale tour à un ami, ou bien alors tu aurais rudement changé. Ce que je pense du BIM ? Qu’il serait grand temps qu’on l’écrase avant qu’il n’écrase le monde entier ! Sais-tu qu’il y a un an, un de leurs politiciens a presque fait passer, par surprise, au parlement, un décret abolissant la flotte de la confédération ? Il s’en est fallu de trois voix ! Mais ils ont raté leur coup, et maintenant, c’est fini. Depuis qu’on sait qu’il existe un autre empire, ou république, comme tu voudras, là-haut, entre les étoiles… — Je suis en guerre avec le BIM, Jack ! Quand tu poseras ton croiseur sur Eldorado, dans trois mois, que ce soit avec les armes prêtes, et les vigies doubles ! — Que veux-tu dire ? — Je n’ai pas le temps de te l’expliquer. Dans trois mois, réserve ton jugement jusqu’à ce que j’aie pu te voir. — C’est sérieux ? — Très sérieux. Silver passa la main dans ses cheveux, sous sa casquette. — Bon, je m’en souviendrai. Quant aux armes, depuis que nous savons que les autres existent, elles sont toujours chargées. Téraï réprima un sourire. Ainsi, Silver n’était pas dans le secret. Il lui tendit la main. — Au revoir, Jack. Une chance que je t’aie rencontré. Anglia était une des rares planètes de type absolument terrestre qui ait été trouvée dépourvue de vie indigène intelligente. Colonisée depuis un siècle, principalement par les Anglo-Américains, elle était aussi une des rares planètes riches en métaux qui ne fût pas entre les mains du BIM. Proche de plusieurs autres colonies, elle avait construit une flotte de commerce, et s’était spécialisée dans l’exportation de machines et la fabrication d’armes. Téraï y avait vécu quelques mois après son départ de la Terre. C’était encore un monde rude, bien que sa population ait dépassé depuis peu les deux cent millions. Ses habitants étaient réputés dans toute la galaxie pour leur farouche esprit d’indépendance, et plutôt que de risquer une guerre entre Terriens, le BIM les avait laissés tranquilles, s’étant aperçu trop tard de leur puissance. Peuple d’ingénieurs, de mineurs, d’éleveurs sur les vastes plaines du continent nordique, ils étaient toujours prêts à combattre si besoin était. Téraï espérait y trouver des alliés. Il atterrit au petit matin sur l’astroport de New Sheffield, la capitale. La ville était double. Au Nord, la cité d’habitation, blanche, éparpillée sur ses collines et dans ses parcs, au Sud le complexe sidérurgique, empilement d’usines, de terrils, laid, bas et triste. Entre les deux, sur quarante kilomètres, s’étendait le réseau compliqué des voies ferrées et des routes qui apportaient chaque matin le flot des travailleurs. Anglia, comme presque toutes les colonies, possédait des industries très automatisées, les hommes étant rares et précieux, mais la capacité de production de New Sheffield était telle que près de 50 000 personnes travaillaient au complexe. Je comprends que le BIM ait fait tout son possible pour entraver cet essor. Si j’échoue, si Nokombé échoue, le seul espoir de liberté pour la race humaine viendra de là, pensa Téraï. Il eut une entrevue avec T. H. Ramstead, président de la New Sheffield Weapon Corporation, vieil homme ascétique dont les yeux brûlaient d’une lumière fanatique. Il ne sourcilla pas quand Téraï lui exposa ses besoin : 10 000 fusils automatiques, des quantités de mitrailleuses, lance-fusées antiaériens aussi bien que terrestres, des tonnes de munitions. Il se contenta de demander. — Quel usage ? La quantité semble dépasser les besoins d’un pirate, en admettant que la piraterie spatiale paye. — Défendre une planète. Ramstead sourit. — Eldorado ? Contre qui ? — Ah, vous savez ? — Oui, nous avons reçu un message du BIM nous demandant de ne vous vendre des armes à aucun prix. — Et vous – Téraï détacha le mot – obéirez ? — Nul besoin d’essayer de me blesser. Nous n’avons jamais reçu d’ordres, surtout pas du BIM. Vous aurez vos armes, au prix de fabrication. Et puissiez-vous leur casser les reins ! Croyez-moi, nous n’avons rien contre la Terre, notre planète mère, mais si les Terriens continuent à laisser se développer dans la galaxie la tyrannie du BIM, ils nous trouveront un jour sur leur chemin, armes à la main si c’est nécessaire. — Je crois pouvoir vous dire, sans trahir aucun secret, que ce point de vue est partagé par le BUX… — Qui ne fait rien pour s’y opposer ! — Qui longtemps n’a rien pu faire pour s’y opposer. Si tel est vraiment votre point de vue, vous devriez vous mettre en rapport avec eux. — Nous y songerons. Vous aurez vos armes dans deux jours. — Si vite ? — Une entrevue avec mon vieil ami Dick Christopher, notre président de la République, et nous puiserons dans nos arsenaux. Une seule chose. Nous ne pouvons assurer le transport. Ce serait un acte de guerre ouverte, et nous n’en sommes pas là. Pas encore, en tout cas. — Merci. Je me charge du transport. Il se leva pour prendre congé. Ramstead le raccompagna jusqu’à la porte, lui tendit une main sèche et froide, disant : — Si vous échouez, Anglia est un refuge sûr. Souvenez-vous-en. Nous avons besoin d’hommes comme vous. Téraï ne pouvait songer à emporter toute sa cargaison dans le Taaroa, même en effectuant plusieurs voyages. Il lui fallait donc trouver un capitaine indépendant, un peu frère de la côte qu’un tel chargement, à l’intention d’une planète de la liste B n’effrayerait pas. Il croyait savoir où le trouver. Il se dirigea donc vers le quartier de l’astroport, entra dans une taverne qu’il avait fréquentée autrefois. Rien n’avait changé. La salle était longue et basse, avec un plafond à poutres apparentes noircies, sous lequel s’étendaient deux rangées de tables jusqu’à l’étroite piste de danse en avant d’une scène aux rideaux fermés. La taverne était à peu près vide à cette heure. Téraï s’accouda au bar, un garçon inconnu à face brutale s’avança vers lui. — Scotch. — Indigène ou importé ? — J’ai dit scotch, pas la pisse d’âne vitriolée que vous produisez ici. — Alors, c’est dix dollars, payés d’avance. On ne fait pas crédit aux inconnus, même pas deux minutes. Téraï tendit le bras, saisit le garçon par le revers de la veste, l’attira vers lui. L’autre se débattit, essaya de le frapper au visage. D’un revers du bras, Téraï l’envoya contre le mur. Le garçon saisit une matraque, s’arrêta net, les yeux fixés sur les deux revolvers de Téraï. — Alors, vas-tu me servir, oui ou non ? — Qu’est-ce que c’est ? coupa une voix. Ah bon, ça va, Tom ! Baissez vos armes, Téraï. Vous n’en avez pas besoin ici ! Le géant se retourna. — Je savais bien que si je faisais un peu de boucan, vous arriveriez. Comment va, Taylor ? — Euh ! comme ci, comme ça. Quel bon vent vous ramène ici, après tant d’années ? — Quelques achats à faire. — Matériel minier ? — Uh uh ! Où pourrait-on vous parler en privé ? — Mon bureau. Venez. Taylor enfila une porte au bout du bar, lui faisant signe de le suivre. La pièce, aveugle, était confortablement meublée. — Qu’est-ce qui vous a pris de faire du chahut ainsi ? Pas votre genre, ou alors vous avez bien changé. Scotch ? C’est du vrai. — Volontiers. Oui, j’ai changé, Jake. J’ai vieilli. J’avais besoin de vous voir, aussi, et je ne connais plus les mots de passe. — Besoin de moi ? — Oui, sans doute. — Le vieux Jake paye toujours ses dettes. Surtout une dette comme celle-là. Parlez. Téraï rejeta le souvenir d’un geste. Onze ans plus tôt, son témoignage avait sorti Taylor d’une sale affaire montée par un chef de bande rivale et ce malgré les menaces dont il avait été l’objet. Tout s’était terminé, après l’acquittement, par un règlement de comptes de dix minutes, qui avait fait sept morts. — Voilà. Il me faut un capitaine pas trop scrupuleux, mais hardi pour transporter des armes jusqu’à Eldorado. Taylor siffla. — Bigre ! Mais c’est qu’il y a le BIM, là-bas ! — Oui. — Non pas que je ne serais enchanté d’aider à leur jouer un sale tour ! Mais ils ont leurs croiseurs, et si votre homme est pris… Trafic d’armes pour un monde de liste B, ça va chercher la pendaison, ou au moins le lavage de cerveau ! — J’ai mon éclaireur armé, je l’escorterai. — Un capitaine indépendant, pas trop scrupuleux, mais hardi ? Ça peut se trouver ici, naturellement, mais ça va vous coûter cher. — M’en fiche. J’ai de l’argent. — Assez ? — Dix fois trop ! — Alors, je ne dis plus rien. Pas de questions, vos affaires sont vos affaires, et si vous voulez organiser de grandes chasses au fauve là-bas, ce sont vos oignons. Voyons… Red Jones ? Non, il est au diable actuellement. Ted Larkins ? Sa baille n’est pas assez rapide. Kasimir Krukowski ? Aux dernières nouvelles il s’est fait pincer sur Logalo. J’espère que c’est un faux bruit… Ah, Dom Flandry. Son Eclair méritait son nom autrefois, et je sais qu’il l’a bien entretenu. Il n’y a pas longtemps qu’il hante ces parages, cependant, mais je le crois régulier. — Français ? — Oui, ou peut-être bien Canadien. Quelle importance ? — Aucune en effet. Quand puis-je le rencontrer ? Taylor consulta sa montre. — Il est huit heures trente. Il sera au bar vers dix heures et demie. Vous pouvez l’attendre tout en dînant. Nous avons un spectacle pas mal du tout, actuellement, et je suis sûr que Flandry viendra le voir. Bien entendu, votre dîner et vos consommations sont sur la maison ! Téraï regardait distraitement la scène. A un numéro de strip-tease qui avait déchaîné le tumulte dans la salle maintenant pleine avaient succédé des jongleurs de bonne qualité, puis des équilibristes assez minables. Le rideau se referma, l’annonceur parut. — Ladies and gentlemen… Téraï sourit. Les ladies and gentlemen étaient, dans leur majorité, d’un genre assez particulier… nous avons maintenant le privilège de vous présenter notre rossignol, Jane Partridge, l’idole des astronautes, des mineurs, des traders, de l’Univers entier ! Jane de retour sur Anglia après une tournée triomphale sur Télon, Barra, Sulphur et Brunschwig, va vous entraîner avec elle sur les routes de l’espace et des planètes vierges ! Voici Jane dans son tour de chant : Songs of the space-ways ! Il disparut. Le rideau s’ouvrit sur un décor d’astroport où se dressaient des spationefs aussi étranges, démentielles, les unes que les autres. La chanteuse parut. Un piano caché commença l’accompagnement. — We came on the starship John B. My grandfather and me Round New Sheffield we did roam… Téraï sursauta. Il connaissait cette chanson ! Stella la lui avait chantée. Ou plutôt non, c’était une autre version, sur le même air, et les paroles étaient très peu changées. Il n’eut pas de peine à rétablir l’ancien texte, à substituer sloop à starship. — Quel culot, pensa-t-il, amusé. La voix était agréable, et, après tout, les bardes inconnus qui avaient créé les chansons folkloriques n’avaient pas souvent fait autre chose que modifier les airs ou les paroles de chants plus anciens pour les adapter. — This is the worst trip since I have been born ! La salle applaudit, la chanteuse s’inclina, commença une autre chanson. Sous la lumière crue d’un projecteur, elle paraissait frêle, jeune, jolie, avec ses longs cheveux noirs dénoués retombant sur le maillot collant d’astronaute qui lui servait de costume. –… and from Sirius to Albireo and I never tried to save no money and now I have no place to go-o and now I have no place to go ! Téraï se sentit mélancolique, bercé par la mélodie, la voix fraîche et sourde à la fois. Stella avait chanté cette chanson aussi – il s’agissait alors de chemin de fer – il y avait si longtemps, semblait-il, un soir sur l’Iruandika. Lui, Téraï, avait de l’argent, des masses d’argent, mais, tel le vagabond de la chanson, il ne savait où aller, maintenant que Laélé était morte, et qu’Eldorado allait se transformer en enfer. Jane Partridge continuait, égrainant devant son auditoire naïf et brutal les vieilles chansons de pionniers d’un continent d’un autre monde, d’un monde que beaucoup d’entre eux n’avaient jamais vu. Téraï les reconnut à peu près toutes, sous leur déguisement du vingt-troisième siècle. Les transformations étaient souvent légères, mais parfois l’adaptation était totale, et il ne subsistait plus que l’air, ou même le rythme. Si elle avait fait ces adaptations elle-même, comme il était possible, elle devait posséder un certain sens poétique, et une bonne connaissance de la musique. Subitement, il eut envie de la connaître. Le tour de chant s’achevait. Il appela du geste un garçon. — Est-il possible de rencontrer cette jeune femme qui vient de chanter ? L’homme eut un sourire égrillard. — Difficile, monsieur. Demandez plutôt Pearl Suntshine. — La strip-teaseuse ? Non ! — Monsieur n’aime pas les blondes ? Comme monsieur voudra. Par ici, je vais vous conduire à un salon privé, et j’irai demander. Mais jusqu’à présent jamais miss Partridge n’a accepté d’invitations. — Ah ? Bon, dites-lui que je suis venu par le sloop John B. et que j’ai pris ensuite un Red Ball train. Si cela ne la décide pas, tant pis ! Téraï s’assit dans un confortable fauteuil. Taylor entra. — Dangereux, ça, Laprade. — Quoi donc ? — Elle travaille pour Big Mouth Stephen. — Ah ? Qui est ce gentleman ? Taylor eut l’air gêné. — Le grand patron des spectacles, ici, à New Sheffield. Un dur. — C’est sa maîtresse ? — Non, je ne crois pas. Big Mouth aurait plutôt un faible pour les blondes bien en chair. Mais il n’aime pas qu’on interfère avec son personnel qu’il tient, dit-on, presque en esclavage. — Ça, je m’en fous, mon vieux ! J’ai deux mots à dire à cette fille, c’est tout. Demain, je serai parti, ou après-demain au plus tard. — Alors… Enfin, je vous aurai averti. — Vous avez la frousse ? — Moi ? Il en faudrait d’autres ! Mais ce serait un mauvais business. J’aime que les balles que je tire me rapportent ! — Ne vous tracassez pas ! Filez, la voilà. Jane Partridge, en robe noire, hésitait sur le seuil. — Vous voulez me voir ? Il y avait de la crainte dans ses yeux. — Entrez, asseyez-vous. Et pour vous mettre à l’aise, laissez-moi vous dire que je n’ai aucune intention malhonnête à votre égard, que j’ai aimé votre tour de chant, et que j’ai quelques questions à vous poser. Le visage fin se ferma encore plus. — Ah, vous êtes de la police ? Téraï éclata de rire. — Non, je vous l’assure ! Je voulais simplement vous féliciter pour votre talent d’adaptation de ces vieilles chansons terrestres. Vous êtes Terrienne, n’est-ce pas ? — Oui, de Philadelphie. — Votre âge… voyons, 22 ? 23 ans ? — 24. Pourquoi ? — Parce que vous possédez le même répertoire qu’une amie, qui est Terrienne, d’Amérique du Nord, et qui a aussi 24 ans. Je me suis demandé si vous ne le tiriez pas de la même source, un club d’étudiants de Chicago spécialisés dans le folklore. Elle rougit profondément. — Peut-être, dit-elle enfin. Mais ne le dites pas, je vous en prie ! Mon patron croit que j’invente ces chansons ! Elles plaisent, vous savez, et ainsi je suis un peu mieux payée, et un peu plus libre ! — Est-ce vrai, ce qu’on raconte sur Stephen, qu’il tient ses employés en esclavage ? Elle eut un geste. — Oui et non. Il ne cherche pas à en tirer avantage pour… pour ce que vous pensez. Mais j’ai un contrat de sept ans. Encore six ans à tirer. — Bon, ce contrat ? — De quoi vivre. — Et pourquoi l’avez-vous signé ? — Vous êtes bien curieux ! Enfin, je vais vous le dire : pour ne pas mourir de faim. Je suis venue ici en touriste, avec un voyage d’étudiants, payé par le gouvernement. J’ai manqué l’astronef, je me suis trouvée ici sans un sou. Vous connaissez Anglia ? — Oui, c’est une planète dure pour ceux qui n’ont pas d’argent. Pas de parents ? — Orpheline, sans fortune. J’ai cherché du travail, trouvé cette place. C’était ça ou le trottoir. J’ai craint un moment que ce ne fût ça et le trottoir ! — Mais les organisateurs du voyage ? — Oh, ils m’ont écrit, même envoyé quelque argent de leur escale suivante ! Trop tard, j’avais déjà signé ! — Etudiante en quoi ? — Sociologie. Téraï soupira. Dans ce cosmos impitoyable, qui se soucierait d’une petite étudiante en sociologie qui avait disparu ? — Vous auriez pu vous marier ? — Le contrat l’interdit. Le dédit serait énorme ! — Etes-vous fatiguée ? J’ai une affaire à traiter dans quelques minutes, mais ensuite j’aurais aimé parler encore avec vous, en tout bien tout honneur. Que diriez-vous d’une tournée dans les boîtes chic ? Elle eut un petit sourire las. — Le contrat l’interdit ! — Ouais, c’est bien de l’esclavage ! Et de combien est cet énorme dédit ? — Dix mille dollars ! Téraï fit claquer ses doigts dédaigneusement. — Enorme pour vous, une poussière pour moi. Tenez ! Il tira de sa poche son chéquier, fit rapidement deux chèques. — En voici un de dix mille dollars, que vous ficherez à la figure de Big Mouth. En voici un autre de 40 000, pour vous permettre de revenir sur Terre et d’y achever vos études. Elle le regarda, effrayée. — Prenez donc ! Je sais que le Véga part demain pour la Terre, via Tellus et Skana, et qu’il y a des places libres. — Mais je ne peux pas ! — Vous avez peur qu’ils soient sans provision ? Je pourrais en signer dix autres aussi gros, et ne pas m’en apercevoir ! Demandez à Taylor, si vous ne me croyez pas. Il vous dira que la signature de Téraï Laprade vaut bien plus que cela ! — Mais pourquoi me donnez-vous cet argent ? Et que me demanderez-vous en échange ? — Parce que, en chantant ces chansons, vous avez remué en moi quelque chose de douloureux et de doux à la fois, parce que, bien que je ne le connaisse pas, je suis sûr que Big Mouth Stephen est un mufle, et que ça m’amuse d’em… nuyer les mufles, parce que, bientôt, je n’aurai plus besoin d’argent, et surtout parce que je suis Téraï Laprade. Quant à vous demander quelque chose en échange, vous êtes jolie, miss Partridge, mais croyez-vous valoir 50 000 dollars ? — Je ne sais si je dois accepter cette charité, dit-elle d’une voix sourde. — Ne parlez pas de charité, miss. Quand j’ai débuté, j’étais aussi bas que vous, mais j’étais un homme. J’ai eu la chance de faire fortune, une fortune que même les dépenses énormes que je viens de faire n’ont pas réussi à épuiser. Prenez, et si la chance vous sourit à votre tour, eh bien ! vous en ferez profiter un autre déshérité. Alors, à tout à l’heure ! Entendu ? A peine était-elle sortie de la pièce que Taylor revint, accompagné d’un homme de haute taille, brun, vêtu avec élégance et même recherche. Le visage maigre, fin, presque trop régulier, avait une expression rêveuse, que démentaient deux yeux gris, perçants, durs. — Téraï, voici le capitaine Flandry. Je pense que, mieux que quiconque, il fera votre affaire. Taylor se retira. Un moment, les deux hommes s’examinèrent, se jaugeant, comme un tigre peut évaluer un rhinocéros. — Vous avez une astronef ? Quelle classe ? — Type Altaïr. — Si vieille que ça ? — Vous serez surpris de la vitesse que j’en tire. Rien n’interdit de monter des moteurs neufs sur une vieille coque. D’ailleurs, si le type est désuet, la coque est neuve. L’Eclair fut la dernière astronef de ce type construite, et quand je l’ai achetée, elle n’avait fait que deux traversées. C’est quelquefois utile, dans mon métier, d’avoir la vitesse d’un croiseur avec un aspect de cargo. — Votre équipage est sûr ? Flandry eut un mince sourire. — Pour un banquier ou une chorus-girl, il serait peut-être dangereux de prendre passage à mon bord. Pour ce qui semble être votre but, il conviendra. — Vous êtes prêt à risquer le lavage de cerveau ou la pendaison ? — Tout dépend du prix. — Trois cent mille dollars. — Mettons quatre. Téraï haussa les épaules. — Quatre si vous voulez ! Je m’en moque. Affaire faite. — J’aurais dû demander cinq ! Bah, l’argent n’est qu’une commodité. — Vous pourrez acheter une autre astronef, ou vous retirer… — Comme le chantait tout à l’heure miss Partridge, quand la fièvre errante vous a pris… — Aventurier ? — Oui, mon frère ! — Peut-être. Bon, soyez prêt à commencer le chargement après-demain, à l’aube. Aire 41. — J’y serai. Venez-vous prendre un pot pour sceller notre accord ? Quand ils pénétrèrent dans la salle de bar, Téraï fut reconnu par trois anciens, échangea quelques souvenirs avec eux, puis s’attabla avec Flandry. Une voix irritée domina le brouhaha. Il se retourna. Jane Partridge entrait, suivie d’un homme massif, au visage empourpré de fureur. — Et vous croyez que je vais vous laisser filer comme ça, avec comme garantie un bout de papier ? Qui me dit qu’il vaut quelque chose ? Téraï se leva, s’avança. — Moi. — Ah, c’est vous qui voulez me la souffler ? Eh bien, ça ne marche pas ! Il prit le chèque, le déchira. Avec un cri rauque, la jeune file se jeta sur lui, essayant de lui arracher les morceaux. Il la saisit brutalement par le bras, l’envoya rouler sous une table. Alors Téraï, calmement, délibérément, le gifla par deux fois. — Très fort avec une femme, je vois, dit-il lentement. Allons, charogne, sors ton revolver si tu en as le courage. Deux hommes qui accompagnaient Stephen se glissaient à droite et à gauche de Téraï. — Pas de ça ! Taylor venait d’apparaître, arme à la main, à sa droite. A sa gauche, du coin de l’œil, il aperçut Flandry, un long pistolet au poing. — Franc jeu ! Pas d’assassinat ! — Vous avez eu tort, Big Mouth, continua doucement Taylor. On ne s’attaque pas à Laprade ou à ses protégés. Pas quand on tient à sa peau ! L’autre fit bonne contenance, haussa les épaules. — Vous faites le fanfaron parce que vous êtes soutenu ! — Je vous ai dit de prendre votre arme, répéta Téraï. Alors ? Vous vous décidez ? Ou bien êtes-vous un lâche, en plus d’une brute ? Stephen Jura, se détourna comme pour sortir, et, avec une rapidité fulgurante, arracha son revolver de son étui. Il n’eut pas le temps de tirer. Trois coups de feu claquèrent, et il glissa au sol lentement, s’affala sur le corps d’un de ses hommes. L’autre tenait son poignet brisé, regardant son chef mort, d’un air hébété. — Tiens, j’en ai manqué un ? Je vieillis. Enfin, ça me fait 10 000 dollars d’économie. Toi, fous le camp, ferme ta gueule, et remercie ta chance. Allons, qu’on enlève ça ! Il poussa les cadavres du pied. — Jake, tournée générale sur mon compte. Il jeta quelques billets sur le comptoir — Allons, miss, n’ayez plus peur ! C’est fini, vous êtes libre. Elle s’approcha, pâle. — Qui êtes-vous donc ? Un tueur ? Ou sir Galahad ? Il rit. — Un peu des deux, si vous voulez. — Mais… deux hommes, pour moi, que vous ne connaissez pas ! — Eh bien ! nous allons faire connaissance. Si vous saviez le jeu que je joue, vous comprendriez que deux hommes de plus ou de moins, surtout deux hommes de cet acabit… Allons, venez, je vous ai promis une bonne fin de soirée. Au revoir, Flandry, et merci de votre aide. N’oubliez pas l’heure ! Au revoir, Jake, ou adieu, qui sait ? — Vous ne m’avez pas laissé le temps de tirer, Téraï ! Pas moyen de payer ma dette ! — Vous la payerez en profitant de vos accointances avec la police pour étouffer l’affaire jusqu’à ce que je sois parti. Après, je m’en fiche ! Après tout, j’étais en état de légitime défense. Bonne chance à vous tous ! La soirée se prolongea une bonne partie de la nuit. Ils burent, dansèrent, flirtèrent, parlèrent de l’un et de l’autre, burent encore. Au petit matin, il la raccompagna chez elle. — Allons, au revoir, peut-être, dit-il. Elle leva son visage vers lui, et, dans la pâle lumière de l’aube, elle fut étrangement jolie. Doucement, ses bras se tendirent et il l’attira contre lui. Elle ne résista pas. Téraï se réveilla, surpris de se trouver dans une pièce inconnue. Il faisait grand jour. A côté de lui, Jane dormait encore, cheveux épars sur ses épaules nues. Il la regarda un moment, furieux contre lui-même. — Elle va penser que c’était ça que je cherchais. Pourtant… Il n’avait aucun regret. Il avait beaucoup parlé, l’alcool déliant sa langue, mais il savait qu’il n’avait rien dit qui puisse mettre ses projets en danger. Il avait raconté une partie de sa vie, bien sûr, avait même longuement décrit son voyage avec Stella. Elle avait poussé un cri de surprise en entendant ce nom. Elle avait connu miss Henderson autrefois, dans ce cercle folklorique, autant qu’une étudiante pauvre puisse connaître une camarade aussi riche, s’était extasiée sur cet étrange hasard, l’avait habilement, croyait-elle sans doute, interrogé sur ses rapports avec elle. Bah, rien de tout cela n’importait. Jane allait retourner sur Terre, y mener une existence dépourvue de soucis immédiats, grâce à lui. Peut-être un jour parlerait-elle de lui à ses enfants, alors qu’il serait mort depuis longtemps, ou exilé à jamais sur une planète lointaine. L’idée l’amusa, puis le rendit mélancolique. — Allons, ne nous faisons pas meilleur que nous ne sommes. Je n’ai plus que faire de cet argent, aussi ai-je joué au bon génie. Il s’étira, se leva, réveillant Jane. Ils passèrent le reste de la journée ensemble, il l’aida à faire ses maigres bagages, la transporta à l’astroport dans une voiture louée. Elle restait silencieuse, pensive. Le Véga ne partait que dans une heure, ils étaient en avance. Timidement, elle demanda à visiter le Taaroa. Il lui en fit les honneurs, gauche, ne sachant plus que dire. Le temps coula. Au moment de partir, elle détacha de son cou son collier de pierres brutes, l’enroula autour du volant de commande. — Il m’avait été donné par une vieille sorcière noire pour me porter bonheur, dit-elle. Maintenant, il l’a fait. Puisse-t-il vous protéger aussi ! Il l’accompagna jusqu’à la coupée du Véga. La longue coque s’incurva au-dessus d’eux, vibrant légèrement sous l’effort des moteurs au ralenti. La sirène sonna. Elle leva les yeux vers lui. — Dommage, dit-elle à mi-voix. — Bonne chance, Jane. — Bonne chance, Téraï. Il la regarda monter la passerelle. Au moment d’entrer, elle se retourna, lui sourit, puis redescendit vers lui en courant. — Si je vois Stella, je lui dirai que vous l’aimez ! Elle pirouetta, et disparut de sa vie. Le Taaroa voguait à nouveau dans l’espace. Devant lui, encore lointaine, Eldorado tournait majestueusement, vaste disque bleuâtre barré et pommelé de nuages. Un peu à droite, une petite étincelle se déplaçait, l’Eclair. Téraï fixa son regard sur l’écran du radar. Un autre point s’approchait d’eux à vive allure. — Allons, il va falloir combattre. Méthodiquement, il mit le Taaroa sur pied de guerre, chargeant les lance-torpilles, puis régla sa radio sur la bande convenable. — Allô ! navire inconnu. Allô ! navire inconnu. Ici corvette de surveillance Samuel Leeman, capitaine Johnson. Stoppez pour inspection. Téraï attira à lui l’annuaire des flottes spatiales. Le Samuel Leeman était une corvette récente, cinq hommes d’équipage, deux canons, grappins magnétiques, 300 tonnes, flotte privée du BIM. — Ça va être un massacre, grommela-t-il. Le Taaroa était invisible pour eux, venant de la direction du soleil, avec sa peinture anti-radar, réservée aux nefs de combat des Etats. Il augmenta la vitesse, visa. — Allo ! navire inconnu. Stoppez, ou nous ouvrons le feu ! L’Eclair continua sa course vers la planète. Le coup de semonce éclata à un kilomètre en avant de lui. — Dernier avertissement ! Téraï précisa sa visée, lâcha deux torpilles, attendit. Au dernier moment, le Leeman dut les apercevoir, esquissa une futile manœuvre d’évasion. Il y eut une étincelle aveuglante sur le fond du ciel. — Voilà. La guerre est commencée. Cinq pauvres types, qui, eux, n’étaient sans doute pas des salauds ! Des familles où le père ne reviendra jamais… Il jura. L’Eclair touchait maintenant l’atmosphère, ralentissant. Il resta un moment en arrière, surveillant le ciel, puis plongea à son tour. CHAPITRE V … COMME SE BRISE CETTE LANCE… — Voilà, nous avons fini le déchargement. Vous avez de quoi conquérir la planète. Est-ce là votre but ? Téraï se retourna, irrité. — Non. Et mon but… — Ne me regarde pas. Téraï haussa les épaules. — Oh, je puis bien vous le dire. Le BIM est certainement averti de la destruction de leur corvette. Ils ont des gens assez intelligents pour en déduire que je suis revenu, en force. Mon but, c’est de les empêcher de ravager ce monde comme ils en ont ravagé d’autres. — Et pour cela, vous allez leur faire la guerre. C’est assez joli comme ravages, la guerre, quelquefois. — La part du feu ! Je sais qu’il y aura des morts, j’en serai peut-être. Mais, devant le conflit entre le BIM et les indigènes, le gouvernement fédéral sera obligé de mettre en vigueur la loi de quarantaine, et pendant dix ans cette planète sera sauve. En dix ans, il peut se passer bien des choses. — Et pourquoi voulez-vous défendre Eldorado ? Téraï passa une main lasse sur ses yeux. — Difficile à expliquer. Parce que je descends en partie de races terrestres colonisées, parce que je ne crois pas que l’homme soit assez sage et assez désintéressé pour pouvoir se poser en guide du cosmos, parce que j’ai des amis ici, parmi les indigènes, parce que le BIM représente ce que je hais le plus au monde… et puis zut, parce que, étant ce que je suis, je ne puis faire autrement ! Vous-même, pourquoi avez-vous quitté la Garde stellaire, capitaine Flandry ! — Tiens, vous savez ? — Je me renseigne toujours sur ceux que j’emploie. J’ai quelques contacts dans les bureaux, sur Anglia. — Bah, l’ennui. La Garde stellaire n’est pas ce qu’un vain peuple pense. Peu de pirates spatiaux, ça coûte plus cher que ça ne peut rapporter, il n’y a que dans les romans fantastiques qu’on peut aborder une astronef en vol. Alors, la cartographie, c’est monotone. J’ai demandé à être muté dans le corps d’exploration, on me la refusé, j’ai démissionné. Depuis, j’explore, pour mon compte. Et pour vivre, je trafique légalement, ou illégalement, comme cette fois. Il resta un moment silencieux. — Vous me plaisez, Laprade. Je vous crois capable de réussir dans votre entreprise, mais peut-être un peu d’aide serait-elle appréciable. Que diriez-vous si je vous proposais une alliance. Peut-être ai-je moi aussi un compte à régler avec le BIM ? — Et votre Eclair ? — Mon second est capable de se débrouiller seul pour quelques mois. — Si nous échouons, vous serez mis hors-la-loi sur Terre. — Je le suis déjà. Téraï le regarda longuement. — Vous m’excuserez si je me méfie, mais j’ai été échaudé, une fois de plus, il y a peu de temps. Qui me dit que vous n’êtes pas un espion d’Henderson ? Flandry éclata franchement de rire. — Et j’aurais transporté pour vous tout un chargement d’armes destiné à leur casser la figure ? — Ce ne serait pas en dessous d’Henderson de risquer gros pour être averti de mes plans. Que lui importent quelques douzaines ou même de centaines de morts ? Non, si vous voulez vous joindre à moi, il faut me donner un motif sérieux de vous accepter. — Je vous l’ai dit. Un vieux compte à régler… — Trop vague ! Flandry inspira profondément. — Soit. Je vais vous le dire, bien que ce soit du mélo le plus effroyable. Vous avez servi de guide à miss Henderson, n’est-ce pas ? En quels termes étiez-vous avec elle ? — Je les croyais amicaux. Elle m’a joué. — Peut-être. Vous a-t-elle parlé de sa jeunesse ? — Oui. — De son premier amour ? — Oui. — Vous en a-t-elle dit de nom ? — Non. — Paul était mon frère cadet, Laprade. Un jeune physicien plein d’avenir, selon l’expression consacrée. Un avenir qui fut bref, et se termina dans la ferraille de sa voiture, quittant la route à 180 km à l’heure. J’étais absent, quand cela se produisit, mais j’ai retrouvé la carcasse de son auto chez un ferrailleur, avant qu’elle ne soit refondue. La direction avait été sabotée. Je n’ai pas de preuves, mais je puis facilement imaginer que cette idylle entre Paul Flandry, sans le sou, et Stella Henderson n’était pas du goût de tout le monde. Bien entendu, il n’y a eu qu’un simulacre d’enquête. Encore un jeune fou qui se tue. Comprenez-vous pourquoi je hais le BIM, et son maître ? Et je ne crois pas que miss Henderson voulait trahir, Laprade. Paul était la droiture même, et n’aurait jamais aimé quelqu’un qui ne le fût pas. Elle a probablement été jouée, elle aussi. — Elle a pu changer. La fortune corrompt. — Vous-même êtes riche. — J’ai de l’argent, je n’ai pas de fortune, en ce sens que je m’en moque, que je laisse d’autres la faire fructifier, et qu’avant cette année, je ne dépensais pas le vingtième de mes revenus. — Vous l’aimez, n’est-ce pas ? — En quoi cela vous regarde-t-il ? — En rien, vous avez raison. Acceptez-vous mon offre ? — Toute aide sincère est la bienvenue, Flandry. Le soleil dorait la steppe, et, derrière le camp des Ihambés, illuminait les tentes rouges de la deuxième armée de Kéno. Téraï s’étira. Au loin, dans la plaine herbue, les silhouettes noires manœuvraient en ordre dispersé, Kénoïtes et Ihambés mêlés, sous la direction de Flandry. — Enfin, avait dit celui-ci, je vais utiliser les connaissances, que je croyais parfaitement inutiles, qu’on m’a enfoncées dans la tête à l’école des cadets : progression par bonds sous le feu ennemi, manœuvres d’approche, emplacements de mitrailleuses, etc., etc. ! De sa droite, le vent lui apportait le vacarme de l’école de tir, où s’entraînaient les soldats d’élite. Klon-Sipho, le général kénoïte, s’approcha. — Bientôt, seigneur Laprade, nous serons prêts. — Ouais, contre les quelques groupes armés qu’il y a là-bas. S’il s’agissait d’une armée régulière… Nous ferons de notre mieux, et j’espère que nous n’aurons pas besoin de combattre, enfin, pas trop. Il se leva de sa chaise, se dirigea vers le quartier général. Léo arriva, bondissant, queue fouettant l’air, tomba à ses pieds avec la grâce massive des fauves. — Oui, je suis revenu, vieux copain ! Non, je ne te quitterai jamais plus, jamais, je te le promets. Tu es tout ce qui me reste. Ses parents… Laélé… Stella. Il sursauta. Pourquoi mettait-il Stella au même plan que ses parents ou sa femme ? Elle s’était moquée de lui, l’avait joué, s’était servie de lui contre ce qui lui était cher. Et pourtant, il ne pouvait la haïr. Il la revit, au camp ihambé, sur l’Iruandika, ou pendant cette nuit terrible de Kéno, et surtout pendant la danse des trois Lunes, quand il l’avait tenue dans ses bras, et qu’elle avait répondu à ses baisers… Il se secoua. — Allons, je ne vais pas jouer Roméo et Juliette, je suis trop vieux pour ça ! Et rien ne dit que Juliette accepterait. Pourtant, il ne pouvait se leurrer plus longtemps. Souvent, quand il repassait dans son esprit les événements de ces derniers mois, il lui cherchait obstinément des excuses : elle avait été sans doute sincère, quand elle débarqua sur Eldorado, aveuglée par la propagande du BIM, puis heurtée dans ses préjugés de Terrienne par sa liaison avec Laélé. Et pourtant, maintes fois, il lui avait semblé qu’elle était prête à comprendre, qu’elle aurait pu passer de son côté, s’il avait été un peu plus adroit, un peu moins brutal. Quand elle était partie, elle avait accepté de le revoir, et peut-être… Mais non, tout les séparait, le sang, la race, le milieu social. Au fond, cela valait mieux. Il était arrivé au champ de tir sans s’en rendre compte. Les officiers instructeurs, trois anciens prospecteurs qu’il avait choisis parmi ceux qui lui étaient les plus fanatiquement dévoués, rendirent compte : — Ce n’est pas encore parfait, mais ils tirent bien, et connaissent leurs armes à fond. J’espère que tu sais ce que tu fais, Téraï ? Si jamais ils se retournent contre nous… dit le plus vieux, Ned Sommersfield, qui avait été adjudant dans sa jeunesse. — Aucun danger de ce côté, Ned. Il est sept heures. Sitôt que les troupes en manœuvre seront rentrées, dis à Flandry de réunir les chefs de sections. J’ai à leur parler. Qu’y a-t-il, Léo ? Le superlion regardait l’Occident d’un air inquiet. Il rugit doucement, de façon rythmée. — Un avion ? Où ça ? Dispersez-vous ! Il tendit l’oreille, perçut un grondement sourd qui croissait de seconde en seconde, devint rapidement un hurlement d’air déchiré. — Pas un avion, ça. Une astronef. Mais il faut être fou pour entrer si vite dans l’atmosphère. Fou, ou poursuivi ! Là-haut, à la corne d’un nuage, un point brillant apparut, qui grossit, semblant se précipiter vers le sol. Brutalement naquit en avant de lui l’irisation caractéristique des champs gravito-inertiques. — Trop tard ! Il va se casser la gueule ! Tout près ! Téraï courait déjà vers le point probable de chute, Flandry sur ses talons. L’astronef prit le sol tangentiellement, laboura la terre qui jaillit en vagues de chaque côté de la proue, s’immobilisa dans un bruit de tôles froissées. — Un yacht ! On peut dire qu’il choisit bien son moment, cet imbécile ! La coque était cabossée, mais, vers le milieu s’ouvrait une brèche irrégulière aux lèvres fondues, qui n’avait pas été causée par l’atterrissage en catastrophe. — Torpille thermique, remarqua Flandry. On lui a tiré dessus. Téraï s’arcboutait, essayant d’ouvrir la porte faussée du sas. Même sa force énorme n’y suffit pas. Il tapa contre la paroi, en morse : « attendez, je vais chercher du secours », colla son oreille à la paroi. Rien. Le silence. — Ils sont probablement assommés, dit le capitaine. Avez-vous un chalumeau ? — Dans ma grotte. Roberts, Ned, allez le chercher ! Les autres, fichez-moi le camp, ajouta-t-il en ihambé, s’adressant aux guerriers accourus. Il peut exploser d’un moment à l’autre. Vous aussi, Flandry. Calmement, ce dernier alluma une cigarette. — Je reste. Les astronefs, c’est mon métier. — Si vous voulez. C’est aussi votre peau. En attendant, ils firent le tour de l’appareil. Près de la proue, là où auraient dû se trouver le nom et le port d’attache, la coque avait été meulée. — Un pirate ? demanda Téraï. — M’étonnerait. Pas d’armement. Voici vos hommes avec le chalumeau. Ils attaquèrent le sas, découpant une ouverture juste assez grande pour passer, et refroidirent les bords à grands seaux d’eau. La porte interne était ouverte et donnait dans une coursive étroite. Ils traversèrent les appartements dévastés par la torpille, et, manœuvrant les portes étanches non coincées, sciant au chalumeau les gonds des autres, parvinrent au poste de pilotage. Il semblait vide, mais, entre le siège et le tableau de bord, sous l’éclairement d’un feu rouge de danger, Téraï entrevit une masse pliée en deux. Il s’approcha, alluma une lampe de poche. — Stella ! Il essaya de la dégager, le cœur tordu d’anxiété, n’y parvint pas, se força au calme. Le chalumeau ! Il revint, traînant l’appareil, et aidé de Flandry, régla avec minutie la flamme ; et, ayant couvert la jeune fille de sa veste de cuir pour la protéger des projections de métal fondu, attaqua le pied du siège. — Là, ça y est. Doucement. Ils tirèrent, brisèrent le pied à moitié sectionné. — Flandry, aux machines ! Coupez tous les contacts, s’il y en a encore. Ned, aide-moi. Doucement, pensant aux contusions internes possibles, il allongea Stella sur le sol de métal, l’examina. A part un petit filet de sang coulant des narines, elle semblait intacte. Fracture du crâne, ou simple vaisseau nasal rompu sous le choc ? Roberts entra, suivi de deux Kénoïtes portant une civière. — Passe ton bras sous les jambes, moi, je soutiens la tête et le dos. Doucement, sacrebleu, ou je te fais bouffer par Léo ! A ma grotte, vite ! Il prit les brancards arrières. Le vent joua dans la chevelure blonde dénouée qui vint lui caresser la main. — Nom de Dieu de nom de Dieu ! Que venait-elle faire ici ? Et ils lui ont tiré dessus, les salauds ! La tête roulait doucement, pâle, sous la lumière déclinante., — Ils lui ont tiré dessus ! La fille de leur grand patron ! Que se passe-t-il donc ? Une révolution ? Et ces andouilles du BUX qui me laissent sans nouvelles, à faire pour eux leur sale boulot ! — Elle vous le dira bientôt, dit Flandry. Je ne crois pas qu’elle soit sérieusement atteinte. — Je ne sais pas ! Si je vois Stella, je lui dirai que vous l’aimez… Il avait haussé les épaules. Mais maintenant, dans l’ombre de la mort, il voyait clair en lui-même. Oui, il l’aimait, malgré sa trahison. Si elle mourait… Si elle mourait, il irait avec le Taaroa bombarder le BIM sur Terre. Mais pourquoi avaient-ils tiré sur elle ? — Tlong, tiens la civière pendant que j’ouvre la porte. Allongez-la sur ce lit, doucement. Maintenant, foutez-moi le camp, sauf vous, Flandry. Il la posa sous l’appareil de radioscopie, examina les membres, un à un, pas de fractures. Pas de fractures non plus à la colonne vertébrale. Cœur battant, il dirigea les rayons sur le crâne, poussa un énorme soupir de soulagement. Pas de fracture là non plus. — Bon sang, où est cette putain de trousse ? — Ici, Téraï. — Vous savez faire une piqûre ? Stimulol 12. Moi, je tremble trop ! Il s’affala sur un tabouret, la tête entre les mains, bouleversé. Un faible gémissement monta, il se précipita. Stella avait ouvert les yeux. — Oh, que j’ai mal ! Où suis-je ? Oh, Téraï, vous êtes là ! Faites attention, ils veulent vous tuer. Une armée… bientôt ici. Et le café, le café ! Qu’ils n’en boivent pas, surtout ! Oh, j’ai si mal ! Téraï, est-ce que je vais mourir ? — Non, non, vous n’avez rien ! Ne bougez pas ! Demain, vous serez mieux ! Vous êtes simplement couverte de contusions ! Tenez, prenez ceci, et dormez ! Il souleva doucement sa tête, mit un comprimé entre ses lèvres, approcha le verre d’eau. Elle but longuement, puis, au bout d’un moment, s’endormit. Il la regarda un long moment, puis fit signe à Flandry de le suivre. — Ne vous inquiétez pas, dit celui-ci. Dans quelques jours elle ne s’en ressentira plus. Jolie fille. Vous êtes un heureux lascar, Téraï. — C’est la fille de Henderson, Flandry. — Et après ? Que veut-elle dire, cependant L’armée qui arrive, je comprends. Mais cette histoire de café… — Le délire ? — Elle n’a pas de fièvre. Bah, nous verrons demain. Téraï se réveilla en sursaut sur son lit de camp, écouta. L’aube se levait, et par la petite fenêtre grillée de la porte blindée, un peu de jour pâle entrait dans la grotte. — Téraï ! — Je suis là. Comment allez-vous ? — Mieux. Mais je me sens comme si on m’avait battue à coups de trique ! Elle eut un petit rire, qu’arrêta une grimace de douleur. — Venez près de moi. Je ne puis parler fort, et il faut que je vous dise quelque chose, d’urgence. J’ai eu des nouvelles de la Terre il y a six jours, sur Klobe. Le BIM va envoyer des troupes et elles seront bientôt ici. Et ils ont un plan diabolique, une fois qu’ils se seront débarrassés de vous. — Nous avons le temps. Dormez, vous en avez besoin. — Non, je n’ai plus sommeil. Il faut que je vous dise tout. — Soit. Parlez. — Ils ont un plan effroyable, Téraï. Vous aviez raison. Il faut les arrêter à tout prix. Mon père et mon frère ! Comment ont-ils pu en arriver là ? Un génocide ! Et moi, moi qui ai joué leur jeu, comme une imbécile, leur ai servi d’outil contre vous ! Jamais je ne me pardonnerai mon aveuglement ! Enfin, voici ce qu’il en est. Avez-vous entendu parler de l’Hypnon 8 ? — Oui, un calmant nerveux, n’est-ce pas ? — C’est ça. Eh bien, un de leurs biologistes a découvert que, chez les Eldoradiens, l’Hypnon 8 non seulement détruit tout esprit d’initiative, mais encore produit une accoutumance, comme la morphine pour nous, et les rend stériles dans 90 % des cas. Ils ont expérimenté sur quelques dizaines d’indigènes qu’ils ont transportés sur Tikhana, au mépris des lois. — Bon, on pourra comme ça les coincer, et… — Ils sont tous morts, bien sûr ! Pas de traces ! — Et le BIM pense réussir à intoxiquer toute la population de cette planète ? Cela me paraît difficile. Les indigènes n’ont aucune raison de prendre de l’Hypnon 8. — Aussi ne leur sera-t-il pas présenté sous cette forme ! Les Eldoradiens raffolent de café, n’est-ce pas ? — Certes ! C’est même la seule chose qu’on m’ait jamais volée, que ce soit chez les Ihambés ou à Kéno. — Eh bien ! le BIM, après s’être débarrassé de vous, d’une manière ou d’une autre, annoncera un grand changement de politique, et pour bien marquer sa bienveillance envers les indigènes, distribuera largement du café à tous les points possibles de ce monde. Ils feront ainsi coup double : d’une part, les indigènes, pour se procurer le café additionné de Hypnon 8 seront prêts à toutes les bassesses, d’autre part, la population diminuera considérablement à la suite d’une « épidémie inconnue », laissant le champ libre à l’importation de colons. — Mais l’opinion publique, sur Terre, ne laissera jamais s’accomplir ce crime ! — Vous êtes naïf, Téraï ! Qui le lui dira ? Qui pourra jamais le prouver ? Le BUX aura assez à faire à ce moment-là à se défendre contre des accusations soigneusement montées, avec preuves à l’appui, fausses, bien sûr ! Et, pour les quelques enquêteurs qui réussiront à venir jusqu’ici, il y aura des sacs d’excellent et pur café. — Ouais ! Ça pourrait réussir, si je n’avais pas été averti, ou si je disparaissais. Mais comment avez-vous appris tout cela ? — C’est une longue histoire, que je vais vous résumer, Téraï. Quand je suis venue sur Eldorado, je vous détestais. Vous étiez pour moi l’obstacle au rêve grandiose de mon père, un univers appartenant à l’homme. Par idéalisme vous mettiez des bâtons dans les roues du BIM, qui, lui, travaillait pour le bien-être de tous les Terrestres… — Vous ne vous êtes jamais demandée s’il travaillait aussi pour le bien-être des habitants des mondes qu’il exploitait ? — Je le croyais, Téraï. Sur Terre, avec toutes ses fautes, le colonialisme avait en fin de compte profité aux peuples colonisés, les éveillant à la vie moderne, faisant éclater, ne serait-ce que par leur révolte au 20 siècle, des structures périmées… Téraï eut un sourire ironique. — Et détruisant sans merci toutes les valeurs qui ne lui étaient pas utiles ! Enfin, passons. Il y a eu en effet quelques bons côtés à la colonisation. Mais je ne me sens le droit d’en convenir que parce que je mêle dans mes veines le sang des colonisés à celui des colonisateurs. — Je suis donc arrivée sur Eldorado prévenue contre vous. Mon premier contact avec vous n’a pas été pour me faire changer d’avis : brutal, insolent, orgueilleux, vaniteux, cynique et meurtrier… — Le parfait métis, hein ? — Laissez-moi achever, Téraï. Et aussi brave jusqu’à la folie, généreux et sensible, créant à votre égard une loyauté extraordinaire bien supérieure à tout ce que peut développer un simple chef de bande. En plus, remarquablement intelligent, et extraordinairement compétent dans votre métier… — Et vous avez pensé que ces traits favorables venaient de ce que j’avais un quart de sang blanc… — Taisez-vous ! Vous êtes impossible. Non, je n’ai pas pensé cela. J’ai été déconcertée. Je n’arrivais pas à vous classer dans une catégorie. Puis nous sommes partis chez les Ihambés, et en chemin vous m’avez sauvé plusieurs fois la vie, alors que vous soupçonniez que je venais pour vous nuire. — Rappelez-vous : le Microraptor ferox. Vous étiez trop jolie pour que je vous laisse périr. — Petit à petit, j’ai changé d’avis à votre sujet. J’ai essayé de comprendre votre point de vue. J’ai lutté contre la sympathie que vous m’inspiriez de plus en plus. Le tournant décisif a été cette larme cachée que vous avez versée sur la tombe de Gropas. A ce propos, est-ce vous l’anonyme qui a envoyé 30 000 dollars à sa mère pour qu’elle puisse élever ses frères et sœurs ? J’ai longtemps cru que c’était le BIM, mais j’ai eu la preuve du contraire : ils n’ont donné que six mois de salaire ! — Oui, c’est moi. Le pauvre type ne méritait pas de crever comme ça, pour des salauds. Il avait de l’étoffe, ce petit, même s’il me haïssait. — Puis il y a eu le séjour ici, chez les Ihambés, votre bataille contre le tigre et ce soir de la danse des trois Lunes. Je n’ai plus su que penser. Que vouliez-vous ? Quels étaient vos sentiments à mon égard ? Parfois, je sentais en vous un tel mépris pour moi, et d’autres fois, il me semblait que vous aviez… de l’amitié… — Je n’en savais trop rien moi-même, Stella. — Et pendant tout ce temps, j’hésitais. Le BIM, que dirigeait mon père, ne pouvait être ce monstre que vous me décriviez, et d’autre part je sentais votre sincérité, et je rougissais des films que je prenais en cachette, et qui seraient une arme contre vous et ceux que vous protégiez. Et il y avait aussi Laélé… — N’en parlez pas, Stella, je vous en prie. Ça, vous ne le comprendrez jamais ! — Peut-être… J’étais presque passée de votre côté, quand, à Kintan, je vous ai vu torturer des prisonniers, les faire massacrer ! — Et que vouliez-vous que je fasse d’autre ! Peut-être ai-je eu tort, mais je suis seul, seul contre les ressources infinies du BIM ! Seul contre la Terre, ou presque, puisque le BUX est pratiquement impuissant, et que le gouvernement ne compte guère. Oh, je sais. J’ai commis des fautes de tactique. Je ne suis pas un général, Stella, ni un politicien ! Dans cette guerre sournoise, je ne suis qu’un amateur, qui pare les coups comme il peut, et les porte de la même manière, même si c’est en dessous de la ceinture ! Je ne suis pas un dieu, ni un génie politique ! Je me suis trompé, et peut-être je me trompe encore, maintenant. Si cela est, je le paierai cher, et mes amis aussi, mais je ne vois rien d’autre à faire ! — Quoi qu’il en soit, quand je me suis embarquée pour la Terre, j’étais résolue à poursuivre le plan pour lequel j’étais venue ici sous un déguisement de journaliste. J’avais des documents qui, sans trop les trafiquer, montreraient les indigènes sous un jour défavorable. Cependant, j’userais de toute mon influence auprès de mon père pour que, une fois la charte large accordée, les indigènes soient traités humainement. Et je lui suggérerais de vous mettre en charge de cette planète, pour appliquer notre politique, si vous acceptiez. Sinon, de vous ménager. — C’est donc pour ça qu’il m’a offert… Au fait, le jour même où vous vous êtes évadée. Mais pourquoi vous séquestraient-ils, puisque vous étiez résolue à les aider ? — Le hasard seul est responsable, qui, trois jours après mon retour, m’a fait découvrir le coffre secret de mon père, alors en Australie. Là, je trouvai les preuves formelles de son intention de prendre le pouvoir en renversant le gouvernement, les rapports sur les expériences faites sur les Eldoradiens, et le plan concernant leur monde. Bouleversée, je photographiai tout cela, puis le remis en place. Je fus presque surprise par mon frère qui, lui, était au courant. Et j’y ai trouvé aussi une autre chose, la preuve que l’accident qui coûta la vie à Paul, le jeune physicien que j’aimais quand j’avais 19 ans, n’était pas un accident. Mon père avait d’autres intentions pour moi ! — L’univers est petit, Stella. Savez-vous qui a transporté les armes de mes hommes jusqu’ici ? Le frère de Paul, l’ex-capitaine de la Garde stellaire, Dominique Flandry. — Ex-capitaine ? Il y a deux ans il commandait une flottille ! — Tiens, tiens ! Il m’a dit qu’il avait démissionné il y a cinq ans ! Nous aurons une explication à ce sujet. Les documents, Stella, qu’en avez-vous fait ? — J’aurais pu les transmettre au gouvernement, mais cela aurait été dangereux. Le BIM a ses hommes, mais j’ignore qui ils sont. Je les ai expédiés sous pli cacheté à une amie de jeunesse qui habite sur Klobo, en lui demandant de les garder jusqu’à ce que je les reprenne. Je les ai pris en venant ici. Ils sont dans le coffre-fort de mon yacht. En bref, ayant ainsi, croyais-je, assuré mes arrières, j’attendis le retour de mon père, et j’ai eu une entrevue avec lui. Elle fut si orageuse qu’il me fit arrêter par sa garde personnelle, et séquestrer. — Dans l’hôpital ? — L’hôpital ? Jamais de la vie ! Dans notre maison de campagne, au Colorado. Oh, la prison était dorée ! J’avais des livres, la télévision, tout ce que je pouvais demander, sauf la liberté de sortir ou de communiquer avec l’extérieur. C’est ainsi que j’ai vu à la télé mes films, soigneusement arrangés, c’est ainsi que j’ai su, par un bref flash, que vous étiez arrivé sur Terre. Alors j’ai résolu de m’évader, de vous rejoindre et de vous avertir. — Et comment avez-vous fait ? Elle eut un sourire las. — Oh, le plus vieux truc du monde. J’ai séduit mon gardien ! Son sourire se fit plus franc devant le sursaut de Téraï. — Cela ne me prit que quatre jours ! Au bout de ce temps, sans méfiance, il s’approcha assez de moi pour que je puisse le rendre inconscient d’un coup de vase à fleurs sur la tête. Une fois en possession des clefs, il ne me fut pas difficile de m’échapper, de courir jusqu’au hangar où dormait mon yacht spatial – j’ai depuis longtemps le brevet de pilote interstellaire – et, comme j’avais appris votre départ, j’ai foncé vers Eldorado, m’arrêtant au passage sur Klobo pour reprendre mes documents. Là, j’ai su que le Parlement mondial venait de voter la charte large par une voix de majorité, deux des opposants les plus résolus ayant eu un léger « accident » la veille du vote, et j’ai su aussi que j’étais recherchée par la police pour « dérangement mental passager ». J’ai commencé à camoufler mon yacht, mais ai dû partir avant d’avoir pu peindre un faux nom et un faux numéro. Arrivant en orbite ici, une corvette m’a arraisonnée, et comme je refusais de me laisser inspecter, a tiré sur moi une torpille thermique. Vous connaissez la suite. Téraï resta un moment pensif. — Vous voilà dans une position difficile, Stella. Je vous remercie bien vivement de ce que vous avez fait, qui compense, et au-delà, le mal qu’ont pu faire vos films. Je vais aller chercher les documents dans votre coffre, et essayer de les faire parvenir au BUX. Comment, je n’en sais encore rien. Je pourrais évidemment les apporter moi-même, mais si le BIM a maintenant la charte large, une de leurs flottes est certainement déjà en route pour Eldorado. Je ne puis donc quitter cette planète. Ah, j’y suis. Un croiseur du BUX doit arriver dans quelques jours. Je les remettrai au commandant, qui est un de mes vieux amis. Quelle est la combinaison de votre coffre ? Elle rougit. — C’est une serrure vocale. Dites, bien distinctement : Stella et Téraï. Oui, j’avais pensé que personne… Mais je vais vous accompagner. — Non. Premièrement, vous devez encore vous reposer. Et je ne sais pas si vous seriez en sécurité dehors. Après mon retour de la Terre, j’ai eu la bêtise de dire qui vous étiez. La plupart des Ihambés me feront confiance, quand je leur avouerai que je m’étais trompé à votre sujet, mais d’autres… Eenko, par exemple. Il vous hait d’une haine personnelle, il vous rend responsable de la mort de Laélé… — Pensez-vous que… — Eh, je n’en sais rien ! Je crois connaître les Ihambés autant qu’on peut connaître quelqu’un d’une autre espèce intelligente ! Laélé, oui, je la comprenais. Son frère ? Parfois je crois percer sa cuirasse d’impassibilité, d’autres fois… Il n’y a que dans les romans que l’auteur, qui crée ses personnages, a une entrée privée sur leur psychologie. Dans la vie, on ne connaît les gens que de l’extérieur. Votre père, votre frère, vous ont dissimulé leur vraie nature, et vous n’êtes pourtant pas stupide. Attendez moi ici, je vais fermer la porte à clef, et vous serez en sécurité. De toute façon, voici un revolver, gardez-le à portée de votre main. Eenko l’attendait, assis sur un bloc de rocher, entouré de cinq jeunes guerriers. Il se leva quand Téraï parut, vint vers lui, leva la main, en salut cérémonial. — On m’a dit que la mauvaise femme était ici, Rossé Moutou. — C’est exact, Eenko Téné. Mais elle n’est pas mauvaise. — Il faut que le pouvoir des femelles de ta race soit bien grand, homme montagne, pour te faire changer d’avis si vite. — L’homme sage change d’avis quand il s’aperçoit qu’il s’est trompé, seul le fou s’entête. J’exposerai ce soir au conseil les raisons de ma nouvelle attitude, ainsi que le danger qui nous menace, et dont elle est venue m’avertir, au péril de sa vie ! Eenko eut un mince sourire. — La mauvaise femme sait toujours trouver les paroles qui changent le blanc en noir, mais bien naïf qui y croit ! — Il y a des preuves, guerrier. — Des preuves pour toi, qui es de sa race. Que valent ces preuves pour les Ihambés ? — Je les exposerai, ce soir. Le conseil jugera. — Chasse cette femme, Rossé Moutou ! Nous avons été frères, souviens-toi. Nous avons suivi longtemps le même chemin, mais maintenant nos pistes risquent de diverger, si tu suis ce rayon de lune ! Il te conduira dans les sentiers des marais, pleins de sables mouvants, où tu t’engloutiras, sans qu’aucune main ne se tende vers toi ! Chasse cette mauvaise femme, ou elle mourra ! — C’est une menace, Eenko ? — Un avertissement, Rossé Moutou ! Téraï sentit monter en lui la fureur terrible de l’homme qui voit tous ses efforts risquer d’être anéantis par le fanatisme. — Réfléchis bien à ce que tu dis, Eenko ! Stella est sous ma protection. Qui l’attaque, m’attaque ! — Tu es fou, Rossé Moutou ! Elle t’a ensorcelé par des herbes magiques ! Tu prends le parti de notre ennemie, de celle qui a causé la mort de ta femme, ma sœur ! De celle qui appartient à la race maudite des hommes venus du ciel ! — J’y appartiens également, ne m’en fais pas trop souvenir ! Il est d’autres peuples sur Obala que les Ihambés ! Mais non, je suis sûr que le conseil m’écoutera, et que toi-même, tu comprendras que… — Jamais ! Puisqu’il en est ainsi, que se brise notre amitié comme se brise cette lance ! Il saisit la frêle hampe, la rompit par le milieu, jeta les morceaux aux pieds de Téraï. — Oko Sakuru ! Par Tinaï, Tan, Antafarouto, moi, Eenko Téné, je déclare tranchés les liens du sang et de la piste ! Téraï se pencha, infiniment triste, ramassa le bout portant la pointe, le piqua dans le sol devant lui. — Soit. Oko Sakuru ! Que le sang de ceux qui mourront retombe sur ta tête, ô fou qui n’écoute que ta haine ! Une fois la guerre terminée, si nous sommes encore vivants tous les deux, nous combattrons devant les anciens ! Mais, que tes dieux t’étouffent, si tu touches à Stella, je te fais chasser à coups de fouet comme un chien par tous les guerriers ! Maintenant, file, et si je te vois à moins de vingt mètres de cette porte, je lâche Léo sur toi ! Téraï dormait, enroulé dans ses couvertures, devant la porte de la grotte où reposait Stella. Léo gronda doucement. Immédiatement, il fut sur pied, arme à la main. — Ah, c’est vous, Flandry ? Qu’y a-t-il ? — Rien, je passais. La nuit est trop belle pour dormir. Il désigna d’un geste la vallée, sur laquelle les trois Lunes poussaient des ombres mouvantes sur la mer des herbes. — Puisque vous êtes là, asseyez-vous près de moi. J’ai à vous parler. — Que s’est-il passé ce soir ? Vous aviez l’air de discuter ferme avec le grand sauvage. — Il fut mon beau-frère, Flandry, et il est maintenant mon ennemi. Téraï expliqua. — Mauvais ça. C’est un chef, je pense. — Oui, mais cela n’a pas d’importance. C’est une affaire entre lui et moi, qui se réglera plus tard. Pourquoi m’avez-vous menti, Flandry, et quel est votre jeu ? — Moi, menti ? — Oui, vous m’avez affirmé avoir quitté la Garde il y a cinq ans, et être hors-la-loi sur Terre, et Stella vous y a vu il y a deux ans, comme commandant de flottille ! Flandry fit la grimace, puis éclata de rire. — Aï ! J’avais couvert mes traces sur Anglia, et je n’ai pas pensé qu’un Terrien, surtout pas miss Henderson, qui me connaît, arriverait ici ! Soit, bas les masques ! Il fouilla dans sa poche, en tira une carte. — Voici. Colonel Flandry, Services secrets de la Garde ! Nous aussi, nous nous inquiétons des ambitions du BIM, Téraï. Aussi, depuis deux ans – c’est deux ans en effet, et non cinq – je suis hors-la-loi « pour avoir filé avec la paye de la flottille ». Ce que la Garde ne pouvait faire – démolir de temps en temps un cargo automate du BIM – des pirates pouvaient le faire. A leurs risques et périls, d’ailleurs. Mais j’avoue que j’aime mieux votre plan. — Et cela vous amuse de jouer au conspirateur ? — Oui et non. Mais, voyez-vous, Téraï, il y a toujours eu un Flandry dans l’armée ! Un de mes ancêtres a combattu à Crécy – je ne sais plus de quel côté, ma famille ayant oscillé longtemps entre la France et l’Angleterre avant de se fixer en partie au Canada au XIX siècle. Il y a eu des Flandry dans l’équipage de Jean Bart, et d’autres à Waterloo – chez les Anglais, ce coup-là. Un fut tué à Dunkerque, dans l’armée française, en protégeant le rembarquement d’un Flandry canadien. C’est dans le sang. Et je crois que dans le futur, quand la Terre aura fondé pour de bon son empire galactique, il y aura des Flandry dans l’armée ou la flotte, et je puis même parier que l’un d’entre eux s’appellera Dominique. Nous avons toujours manqué d’imagination pour donner des prénoms à nos rejetons ! Et tous cyniques, bagarreurs, coureurs de jupons, et terriblement sentimentaux. Tout comme vous ! Téraï rit. — Et votre but, ici et maintenant ? — Je vous l’ai dit. Vous aider. Que ce soit à titre personnel, pour venger mon frère, ou que ce soit en tant que colonel des Services Secrets, quelle importance cela a-t-il pour vous ? Une question, si vous le permettez. Dans cette guerre, vous ne semblez pas vouloir utiliser votre astronef. Pourquoi ? — Avec elle, je pourrais évidemment détruire Port-Métal en dix minutes. Mais cela serait considéré sur Terre comme un simple acte de piraterie, et ne prouverait nullement que les indigènes me soutiennent. Je crois qu’il vaut mieux ne pas m’en servir pour le moment. Si les choses tournaient trop mal… CHAPITRE VI LA DERNIERE BATAILLE L’armée ondulait sur la savane, Kénoïtes armés de fusils en tête, précédés d’éclaireurs ihambés aux longs arcs ou aux courtes carabines. Derrière, barrissant, les bishtars domestiques de Kéno traînaient les charrettes portant les armes lourdes. Tous les dix chariots, un avait été aménagé en plate-forme de tir antiaérien, hérissé de mitrailleuses, ou de fusées et de leurs commandes de radio-guidage, que maniaient les prospecteurs. Puis, en arrière-garde, le gros des Ihambés, encadrant les wagons de ravitaillement. Du haut d’une éminence, Téraï, Flandry et Stella, et leurs dix gardes du corps kénoïtes regardaient défiler l’armée. — Nous allons traverser la savane des Mihos, qui ne nous chercheront certainement pas noise, passer à l’est des monts Tombou, puis rejoindre la vallée du Nianga, qui nous conduit tout droit à Port-Métal. J’aurais préféré vous laisser au camp, Stella, mais je n’ose pas. Eenko a disparu avec une vingtaine de guerriers. C’est la première fois que je vois un Ihambé violer les règles de l’Oko Sakuru ! Je n’aime pas ça ! Quand mes dix mille hommes seront arrivés aux grottes de Boro-Orok je partirai en avant avec seulement un petit groupe, en reconnaissance. — Mais pourquoi ? N’est-ce pas dangereux ? — Il faut que je voie si le croiseur du BUX est arrivé. Dans ce cas, tout peut se passer sans effusion de sang. Je conduirai le commandant aux grottes, il pourra voir que nous sommes prêts à engager une guerre réelle, et alors, charte large ou pas, il déclarera la planète en quarantaine, et le BIM ne pourra rien contre l’opinion publique terrestre, qui ne veut plus de guerres coloniales ! Nous serons isolés pour dix ans au maximum. D’ici là, le BUX… enfin, d’ici là bien des choses se passeront. — Et si le croiseur n’est pas là ? — Dans ce cas, il faut que je me rende compte moi-même des défenses ennemies. Leurs transports de troupes sont-ils arrivés ou non ? Et puis, j’ai quelques amitiés dans la ville, à l’usine, parmi les techniciens. Cela peut être utile, mais il me faut prendre contact avec eux. Tout cela est improvisé, Stella. Je ne suis pas Napoléon, je vous l’ai déjà dit, et tous mes plans ont été bouleversés ! Je manque désespérément d’un bon service de renseignements. J’ignore ce qui se trame à Port-Métal. Heureusement, ils ne semblent pas mieux renseignés que nous, et ignorent probablement encore que j’ai une armée, et qu’elle est en marche ! — Mais… s’ils vous arrêtent ? Téraï eut un geste de défi. — Je n’irai tout de même pas tout seul ! Téraï écarta le rideau de branches, balaya la ville de ses jumelles. Du haut de la colline qui la surplombait, elle s’étalait sous ses regards, normale. Les cheminées de l’usine fumaient, un train passait avec fracas sur le pont de la Nianga, et, dans les rues, des autos roulaient, ni plus ni moins que d’habitude. Mais, sur l’astroport, le Hermann Schwabe, le croiseur du BUX, reposait, à l’écart, tandis que, à l’autre bout, deux gros cargos du BIM débarquaient un flot de matériel et d’hommes. — J’arrive à temps ! Toi, Roberts, reviens en arrière, et donne l’ordre à l’armée d’investir Port-Métal, sans approcher à moins d’un kilomètre des limites. Mais fais placer deux lance-fusées sur cette colline, pour battre l’astroport. Et pas de blagues, si je donne l’ordre de tirer, ne visez pas le croiseur ! Attends mes ordres près de la batterie. Si tu entends des coups de feu en ville, fais attaquer. Compris ? — Oui, Téraï. Mais, dis-moi, on ne va pas tirer sur les copains ? Il doit y en avoir au repos, là-bas ! — C’est bien pour ça que j’y vais ! Je les avertirai. L’homme disparut dans les broussailles. — Eh bien ! Stella, vous allez attendre ici avec la garde. Je serai de retour dans trois heures, j’espère. Viens, Léo ! En marche, vous autres ! — Téraï ! — Oui ? — Revenez ! — N’ayez pas peur, Stella. Le croiseur est là, ils n’oseront rien faire. Il descendit la pente, suivi de dix hommes choisis, cinq prospecteurs, cinq Kénoïtes, traversa la brousse, arriva à la route qui doublait la voie ferrée allant aux passes de Khabar. Une auto les croisa, chargée d’hommes armés qui ne semblèrent pas faire attention à eux. — Premier signe, dit Téraï, haussant les épaules. As-tu reconnu quelqu’un à bord, John ? — Il m’a semblé voir le jeune Mac Gwin au volant. Les trois autres, inconnus. Ils arrivèrent aux maisons périphériques : volets clos, portes fermées, évidemment évacuées. — Ils ont probablement concentré leur défense autour des usines. Ce qui m’étonne, c’est l’absence de postes de guet. Ah, voilà ! Une silhouette se faufilait derrière des barrières. Léo grogna d’un air interrogateur. — Non, mon vieux ! Pas encore ! Laisse-le aller, va, nous le retrouverons avec les autres. Quand ils approchèrent du centre, les rues commencèrent à s’animer : quelques hommes, circulant l’air pressé, des véhicules, des femmes, des enfants jouant dans les petits jardins. Puis, ils tombèrent sur le barrage. Deux camions avaient été placés en chicane et derrière veillaient six ou sept hommes armés de fusils. Téraï s’avança seul. — Halte ! — Qu’y a-t-il ? Plus le droit d’aller chez soi ? — Ah, c’est vous, Laprade ? Que venez-vous faire ici ? Téraï reconnut un contremaître de l’usine. — Je rentre chez moi, c’est mon droit. — En armes ? — Pourquoi pas ? C’est mon habitude. — La ville est en état de siège ! — Première nouvelle. Pourquoi donc ? — On craint une attaque de tribus hostiles. Mais vous devez en savoir plus que moi là-dessus. — Moi ? D’où je viens, tout était calme. Peu m’importe, d’ailleurs, je veux aller chez moi, et vous ne pouvez m’en empêcher, c’est illégal. Vous n’appartenez pas à la police… — En vertu de l’article 4 de la charte large… Téraï fit l’innocent. — Ah, vous avez obtenu la charte large ? Bigre, ça va être ennuyeux ! Raison de plus pour que je rentre chez moi pour faire mes paquets. Allons laissez-nous passer. Ses hommes s’étaient approchés doucement, armes prêtes. — Allons, fais pas l’imbécile, Jones, dit l’un d’eux ! Tu ne vas pas te faire casser la figure pour le BIM ? Tout ce que nous voulons, c’est revenir chez nous. — Et ceux-là, dit l’autre, montrant les Kénoïtes. — Nos serviteurs ! Ils ont le droit de rester trois jours dans la ville. — C’est bon, passez. Le chef du barrage se gratta la tête. — Dites donc, Laprade. A votre place je n’irais pas trop près de l’usine. Il y a là des postes avec des nouveaux arrivés, qui en veulent à votre peau, m’a-t-on dit. De même dans la direction de l’astroport. — Merci, Jones. Je m’en souviendrai. Et, à votre place, je cesserais de jouer au petit soldat. C’est dangereux, ça ! Les armes peuvent partir toutes seules, parfois… Ils s’enfoncèrent dans la ville, se dirigèrent vers l’astroport. Devant les grandes portes, une ligne de soldats en uniforme noir, celui des gardes privés du BIM, barraient la route. Deux mitrailleuses abritées derrière des sacs de sable balayaient la place. Téraï s’arrêta net, se dissimula dans l’embrasure d’une porte, et, de là, jumelles aux yeux, scruta la ligne ennemie. 100 hommes. Debout derrière un des nids de mitrailleuses, un individu de très haute taille, qu’il reconnut : Gorilla Joe. Mais, à la porte d’entrée des passagers comme à celle plus large où passaient les camions, d’autres uniformes s’entrevoyaient, bleus ceux-là, ceux de la Garde spatiale. — Restez là, vous autres ! Je vais y aller seul. Ils n’ont aucun droit de m’arrêter. Si jamais ça se gâtait, toi, Tom, tu démolis les mitrailleuses avec le lance-grenades. Compris ? Balayant les protestations d’un geste, il partit. Léo le suivit avec l’allure rasante du lion qui approche de sa proie. Gorilla Joe vit surgir Téraï, se pencha vers un de ses lieutenants. — Parfait. L’imbécile vient se jeter dans la gueule du loup ! Laissez-le-moi, je m’en charge. — Mais, chef, que vont faire les spatiaux ? — Rien, comme d’habitude. D’ailleurs, il sera trop tard. Et, de toute façon, je suis le chef, je représente Henderson ici, Négligemment, il s’avança au-devant de Téraï, attendit au milieu de la place. — Que venez-vous faire ici, Laprade ? Votre rôle est fini, nous avons la charte large, maintenant. Il va falloir débarrasser le parquet, et vite ! Vous, et votre sale lion ! Téraï continua à marcher vers lui, lentement, s’arrêta à deux mètres. — Charte large ou pas, vous n’avez pas le droit de m’empêcher de parler au commandant du croiseur du BUX qui est là, et vous le savez. Donnez l’ordre à vos hommes de me laisser passer. — Sinon ? — Sinon, vous le regretterez. La loi mondiale de novembre 2077 charge tout commandant de la flotte spatiale de faire respecter l’ordre là où il se trouve. Vos transports ne sont pas de taille à lutter contre un navire de guerre, — Et qui vous dit qu’il prendrait votre défense ? — Je ne demande rien que mon droit, qui est de présenter à ce commandant mon point de vue et celui de mon parti. Laissez-moi passer. Un homme vêtu de bleu venait d’apparaître à la porte, se dirigeait vers eux, à grands pas. Téraï reconnut Jack Silver, Gorilla Joe le vit aussi. Il haussa les épaules, feignit l’indifférence. — Soit. Laissez passer, vous autres ! Les armes prêtes s’abaissèrent. Téraï avança vers l’officier, dépassa Joe. Avec la vitesse d’un éclair, celui-ci tira son revolver de sa ceinture. Trop lentement. Une énorme patte aux griffes acérées s’abattit sur son avant-bras, arrachant d’un seul coup arme et muscles. L’instant d’après, un autre coup lui brisait la nuque. Il y eut un moment de silence et d’immobilité pendant lequel le destin hésita. Les hommes du BIM regardèrent leur chef à terre, dans une mare de sang qui s’élargissait, coulant de sa tête fracassée, Téraï debout, armes à la main, Léo aplati au sol, prêt à bondir à nouveau, l’officier immobile, pâle, les mains sur ses fulgurateurs. Puis, presque simultanément, une brève rafale de mitrailleuse, et l’explosion sourde de grenades. Téraï se jeta au sol, vit Silver s’effondrer, entendit près de lui un rauquement étouffé, tira sur une ligne d’hommes qui couraient, pourchassés par les rayons blêmes des fulgurateurs. Un tank léger creva les barrières, prit en enfilade les hommes du BIM, tandis qu’un mégaphone hurlait : — Cessez le feu ! Cessez le feu ou nous tirons ! Le feu cessa. Téraï se releva. Deux hommes en uniforme bleu soutenaient Silver, blessé aux jambes. Là-bas, en face, une douzaine de formes humaines immobiles jonchaient le sol, à côté de sacs de sable éventrés et de mitrailleuses tordues. Alors, il pensa à Léo. Il gisait sur le sol, yeux fermés, tête allongée sur les pattes de devant, et une flaque de sang sortait de sous son ventre. Téraï se rua : — Léo, vieux copain ! Ils t’ont tué ! Il se pencha. Le lion respirait encore, mais, sur son flanc droit, une bande de points rouges marquait l’entrée des balles. — Léo ! Nom de dieu, ils me le payeront ! Il s’accroupit, passa la main sous la mâchoire. Les grands yeux jaunes s’ouvrirent, pesamment, déjà vitreux, puis se fermèrent à jamais. Téraï reposa doucement la tête, glissa ses doigts dans la rude crinière, en ultime caresse. — Dors, Léo, vieux copain ! Nous en avons vu ensemble, de belles batailles… Dors en paix, vieux, tu seras vengé. John, Patrick ! Filez à l’armée, donnez l’ordre d’attaquer ! D’ailleurs, ils ont dû entendre les coups de feu, et doivent être déjà en route. J’arrive, rien qu’un petit compte à régler. Passe-moi ta mitraillette ! Là-bas, les spatiaux avaient désarmé les hommes du BIM, les avaient groupés sous la garde de deux soldats. Téraï s’avança vers eux, le meurtre aux yeux. — Téraï ! Où vas-tu ? Silver était assis sur une caisse, jambes bandées. — Régler un compte. — On ne tire pas sur des hommes désarmés ! D’ailleurs, il y a eu assez de morts aujourd’hui. — Quand on écrase une vermine, ce n’est pas un crime ! — Tu n’as pas à faire la loi. S’il y a vermine, c’est à moi de l’écraser ! Ne complique pas ma tâche, ne me force pas à te considérer toi aussi comme un ennemi de l’ordre ! — Une menace, Jack ? — Non, Téraï. Pas de menaces entre nous, tu le sais bien. — Tu aurais mieux fait d’intervenir plus tôt. — Eh, que n’es-tu entré en contact avec moi ? Depuis deux jours je cherche à te joindre par radio. Téraï haussa les épaules. — J’étais en route ! Ils ont eu la charte large. Tu sais ce qui me reste à faire, si je veux sauver ce monde de leurs griffes. Montrer que cette charte large signifie la guerre ! — Non ! Assez de sang ! D’ici un an, nous serons assez forts pour écraser le BIM, tu le sais. Ah, on t’a mis au courant du grand plan ? D’ici un an, que restera-t-il d’Eldorado ? Ce que tu ne connais pas, c’est le plan des autres ! Le génocide, tout simplement. Vous arriverez trop tard, comme toujours ! — Qu’en sais-tu ? — Stella Henderson, la fille du Directeur général, mais oui, me l’a révélé, et prouvé. Elle est là, avec mon armée. Pourrais-tu assurer sa protection, pendant la bataille ? — Oui, bien sûr. Mais si ce que tu m’as dit est vrai, alors c’est tout de suite que nous pouvons faire révoquer la charte large, et… Une violente explosion lui coupa la parole. Des gravats jaillirent vers le ciel, devant le tank. Puis, deux gerbes de fumée surgirent dans la direction de l’astroport. — Voilà ta réponse, Jack ! Va, abrite-toi derrière les règlements ! Eux tirent depuis leurs usines, et moi, moi, je vais combattre avec mon armée ! Je t’enverrai Stella avec une escorte ! Au revoir, Jack, ou adieu, qui sait ! Venez, vous autres ! Stella avait suivi des yeux la haute silhouette de Téraï aussi longtemps qu’elle l’avait pu, puis il avait disparu entre les arbres. Alors avait commencé l’attente. L’armée était arrivée, éclaireurs en tête, avait établi des batteries près de son poste d’observation. Les Ihambés étaient en bas de la colline, prêts à se ruer à l’assaut de la ville, tandis que les fantassins kénoïtes se déployaient sur les pentes. A la jumelle, tout semblait normal en bas, sauf une ligne d’hommes en avant des portes de l’astroport, entassant des sacs de sable en redoutes. Un géant parmi eux attira son attention, elle reconnut Gorilla Joe, et, dès ce moment, sut qu’une tragédie était inévitable. — Nous ne pouvons rester là, Téraï va se faire tuer, dit-elle à Laurent, le prospecteur resté avec elle. Il eut un geste d’impuissance. — Le chef a dit d’attendre, jusqu’aux premiers coups de feu. — Mais il risque sa vie ! — Ne le faisons-nous pas tous ? Des femmes et des enfants arrivèrent de la ville, accompagnés de quelques hommes sans armes : les prospecteurs que les messagers de Téraï avaient pu toucher. Ils donnèrent les nouvelles : les usines avaient été fortifiées, il y avait de l’artillerie, les rues étaient minées. Alors elle se rongea encore plus, maudit l’insouciance de Téraï, la soif de pouvoir de son père, sa propre conduite. — S’il meurt… Je ne lui ai même pas dit que je l’aime ! Puis, sur la place, devant l’astroport parut la haute silhouette de Téraï. Elle le vit traverser, son lion sur ses talons, s’arrêter en face de Gorilla Joe. De si loin, même avec ses puissantes jumelles, elle ne put pas suivre les détails du drame, le vit s’aplatir à terre, le crut tué. Quelques secondes plus tard parvint le bruit des détonations. Elle se cacha les yeux de ses mains. — Il est vivant, mademoiselle ! Il est vivant ! Laurent la secouait. — C’est fini ! Les spatiaux sont intervenus ! Que devons-nous faire ? Attaquer ? Elle regarda, essuyant ses larmes. — Non, attendez ! Si on ne se bat plus, peut-être… Une détonation lui coupa la parole : un des canons de l’usine venait de tirer. — Allons, ce n’était qu’une trêve ! Fais comme il a dit. Et descendons vers la ville. Déjà les canons légers bombardaient le coin de l’astroport où reposaient les transports de troupes du BIM. Ils se retrouvèrent au coin d’une rue, après une brève et féroce bataille qui avait opposé prospecteurs et Kénoïtes aux défenseurs d’une barricade. Téraï avait sa figure des mauvais jours, dure et fermée. — Ils ont tué Léo, Stella. J’ai perdu mon meilleur ami ! Il est mort en me défendant, mais je le vengerai, bon Dieu ! — Téraï ? — Oui ? Elle parla en français. — Ne soyez pas trop sauvage ! Certains des hommes qui sont là-bas ne sont pas mauvais ! Ils obéissent à leurs ordres… Il eut un sourire amer. — J’essayerai de m’en souvenir. Avant de faire donner l’assaut aux usines, j’enverrai un parlementaire, pour vous faire plaisir. Je vais vous donner une escorte qui vous conduira jusqu’au croiseur, dès que la bataille sera finie de ce côté. Vous y serez en sécurité, et vous pourrez partir avec eux, revenir sur Terre. J’ignore quelle sera la fin de cette aventure, je puis être tué, nous pouvons être vaincus… — Mais pourquoi continuer, Téraï ! Le commandant du croiseur… — Va avoir assez à faire à protéger son navire. Il ne peut intervenir pour le moment. Et les gens du BIM n’accepteront pas de trêve ! — Je ne veux pas rentrer sur Terre, Téraï ! Je veux rester avec vous, ici ! — Vous êtes folle ! Eldorado va être mis en quarantaine, coupé de toute civilisation pour dix ans, peut-être ! — Eh, que m’importe ! Je veux rester avec vous, parce que je vous aime ! Il la regarda, frappé de stupeur. — Qu’avez-vous dit ? — Ne me forcez pas à le répéter, alors que je ne sais pas si vous… — Stella ! Il la saisit dans ses bras, la souleva de terre comme un fétu. — Stella ! Vous resteriez avec moi ? Mais alors, cette bataille, je la gagnerai ! Tous deux, nous conduirons les Eldoradiens sur la voie de la civilisation, la vraie ! Nous ferons de ce monde un paradis, et quand ces imbéciles de Terriens reviendront, nous leur rirons au nez ! Nous deux, Stella, puis nos enfants ! Et ceux des prospecteurs qui resteront avec nous ! Il la reposa brusquement à terre, hurla : — Iéno ! Patrick ! Aforaté kna ! Attaquez ! Stella, où puis-je vous cacher ? Ma maison, elle a une cave blindée ! Vous y serez en sécurité ! Ne sortez pas surtout avant que je ne vous le fasse dire ! Joseph, conduis miss Henderson chez moi ! Voici la clef. Il y a des armes au râtelier, Stella. A tout à l’heure ! Il la saisit, l’embrassa violemment. — Dépêchez-vous, il va pleuvoir, vous seriez trempée ! Je vous téléphonerai de temps en temps ! Il disparut au coin de la rue avant qu’elle n’ait pu dire un mot. La bataille faisait rage depuis cinq heures. Le mur d’enceinte des usines portait de larges brèches, là où les canons de Téraï avaient frappé, mais les défenseurs tenaient bon, et plus d’un cadavre, homme, Kénoïte ou Ihambé gisait dans les rues voisines. Une épaisse colonne de fumée montait d’ateliers en feu, là où s’était déversé le métal en fusion des hauts fourneaux crevés. Du côté de l’astroport, le croiseur planait à faible hauteur au-dessus des carcasses à demi fondues des transports, et le crépuscule, de temps en temps, se trouait du rayon blême des fulgurateurs lourds. Téraï, sur la terrasse qui lui servait de poste de commandement reposa ses jumelles. — Des renforts à gauche, Ooknu, dit-il à l’officier kénoïte qui était à ses côtés. Notre ligne y est trop mince, à la nuit tombée l’ennemi pourrait faire une sortie et crever notre front. Ah, si seulement j’avais un ou deux tanks ! Qu’y a-t-il ? Un messager venait d’arriver. — Le commandant du croiseur voudrait te parler, maître ! Et on a vu Eenko rôder avec quelques-uns de ses suivants dans la ville. Téraï fronça les sourcils. Que venait faire ici le vindicatif Ihambé ? — Soit ! dis au commandant que je vais descendre le voir. Envoie une patrouille surveiller Eenko. Mais souviens-toi qu’il m’appartient ! Silver l’attendit au rez-de-chaussée, porté sur une civière par quatre astronautes. Douze hommes l’escortaient, en armes. Il se souleva sur un coude. — Tu as gagné, Téraï. Je suis obligé de déclarer la quarantaine ! Eldorado est perdu pour le BIM. J’espère qu’il ne sera pas perdu pour la Fédération humaine ! — La Fédération humaine ? — Ce qui, nous l’espérons, remplacera l’empire, dans quelques années. Peut-être avais-tu raison, peut-être était-il nécessaire qu’un conflit violent éclate. Flandry, que je viens de voir, prétend que c’était indispensable. Je crois en effet que bien des yeux vont s’ouvrir, sur Terre, aux nouvelles d’Eldorado ! Arrête maintenant cette bataille qui devient inutile. La preuve est faite que tu as les indigènes avec toi. Et donne-moi les documents dont tu m’as parlé. Avec eux, peut-être la quarantaine ne devra-t-elle pas durer dix ans ! — Les microfilms originaux sont dans ma grotte, au village ihambé, mais en voici copie. Quant à la Fédération humaine… peut-être. Nous attendrons de voir comment elle va se dessiner. Arrêter la bataille ? Moi, je veux bien, encore faudrait-il que les autres acceptent ! — Ils accepteront si tu leur promets la vie sauve et si je m’en porte garant. — Soit. Je donne l’ordre de cesser le feu. Au revoir, Jack, et merci ! Il monta au dernier étage où Flandry le rejoignit. Peu à peu, par secteurs, les coups de feu cessèrent. Le soir était maintenant tombé, et les incendies illuminaient le voile bas de fumée qui planait sur la vile. Phares allumés, drapeau blanc déployé, une voiture portant Silver disparut sous une des portes intactes de l’enceinte. — Alors, Téraï, victorieux ! Quelle impression cela donne-t-il de changer la destinée d’un monde ? demanda Flandry. Et qu’allez-vous faire maintenant ? — Beaucoup de lassitude ! Ce que je vais faire ? Il eut un rire bas, amer. — Essayer d’éviter les erreurs faites sur Terre, et ce ne sera pas facile. Il y a sur ce monde une énorme quantité de tribus ou d’amorces d’empires, qui n’ont jamais été en contact avec les Terriens, sont jaloux de leur indépendance, se haïssent cordialement, etc. ! Je vais essayer de les unifier, avant que, le progrès technique aidant, leurs guerres ne deviennent trop meurtrières. J’ai heureusement un bon noyau, l’empire de Kéno, fort et pacifique. — Et vous allez essayer de conquérir le reste du continent, pour commencer ? — Grand Dieu non ! La vieille méthode chinoise ! l’impérialisme culturel ! Mais j’aurai du mal. Il soupira. — Ce n’est pas dix ans de quarantaine, qu’il faudrait, mais deux ou trois cents ans ! Si seulement on voulait nous laisser tranquilles ! Mais à peine la quarantaine finie… Enfin, nous verrons. Et vous, qu’allez-vous faire ? — Réintégrer la Garde stellaire, je suppose. Pas passionnant, mais c’est le seul jeu en ville, comme disent les Américains. Je viendrai vous voir de temps en temps, et si vous avez besoin d’un coup de main… — Je m’en souviendrai. Je vais téléphoner à Stella, maintenant, lui apprendre la bonne nouvelle. Voulez-vous vous occuper de faire rétablir l’éclairage des rues, je vous prie ? Il essaya d’avoir la communication, mais à l’autre bout l’appareil sonnait dans le vide. Fou d’inquiétude, il se rua au-dehors, courut vers sa maison, sous la pluie. Stella avait attendu, impatiente, dans la cave blindée. Joseph, le garde que Téraï lui avait donné, se tenait à l’entrée, et de temps en temps lui communiquait les nouvelles qu’il avait de la bataille, au hasard d’un combattant passant dans la rue. Poliment, mais fermement, il l’avait empêchée de sortir. — Attendez ici, miss. C’est trop dangereux là-haut, et s’il vous arrivait quelque chose, Téraï m’écorcherait vif ! Les obus tombent tout autour ! Deux fois, Téraï lui avait téléphoné quelques brefs mots d’espoir. Puis pendant plusieurs heures, le silence. Elle s’impatienta, essaya de le joindre, en vain. Il n’était plus au même endroit, et la personne de garde au téléphone ignorait où il était. Elle prit des livres, les feuilleta sans arriver à les lire. Une explosion plus violente secoua la maison, et elle entendit au-dessus d’elle un bruit d’effondrement. Elle se précipita dans l’escalier, appelant Joseph. Nul ne répondit. L’obus avait frappé le premier étage, et des gravats encombraient le couloir. Sur le pas de la porte, Joseph gisait, la tête fracassée par un éclat. Elle hésita un moment, écouta : tout était calme, les coups de feu avaient cessé. Elle redescendit, essaya encore une fois de joindre Téraï au téléphone. Il n’y avait plus personne à l’autre bout du fil. Alors, trop inquiète pour réfléchir, elle prit un pistolet mitrailleur au râtelier d’armes, vérifia le chargeur, et sortit. Le choc la rejeta en arrière. Elle pencha la tête vers la douleur qui montait de sa poitrine, regarda sans comprendre la longue hampe de la flèche qui sortait de sous son sein gauche, croula à terre. Elle eut le temps d’entrevoir la face ricanante d’Eenko penchée sur elle, puis sombra dans la nuit. C’est ainsi que Téraï la trouva quelques minutes plus tard, pliée en deux sur le pas de la porte, la face tournée vers le ciel. Quelques gouttes de pluie coulaient lentement sur ses joues, comme des larmes. EPILOGUE L’armée revenait vers le pays ihambé, longue file d’hommes et de véhicules sur lesquels étaient entassés les armes, le butin, les femmes et les enfants des prospecteurs, des ouvriers et des quelques ingénieurs qui avaient choisi de rester sur Eldorado pendant la quarantaine. Le convoi ondulait comme une immense chenille entre les bosquets, parfois caché par les hautes herbes de la steppe, chenille d’où émergeait deçà, delà, la haute silhouette d’un bishtar de bât, grommelant dans ses trompes. Téraï marchait en tête, sans rien voir, dans un silence rompu seulement, quand il était nécessaire, par des ordres brutaux. Il marchait, intérieurement immobile depuis qu’ils avaient couché Stella dans son cercueil d’or, au sommet de la colline dominant Port-Métal, près de la tombe de Léo. Pendant des jours, hommes et bulldozers avaient travaillé, portant des pierres, poussant la terre, et maintenant ils gisaient tous deux sous un tumulus immense, plus haut qu’aucun de ceux que, dans la nuit des temps oubliés de la Terre, les tribus barbares avaient accumulés sur leurs chefs morts. Il marchait, sourd à tout ce qui l’entourait. Silver et Flandry étaient venus le voir, lui avaient parlé, il ne se souvenait plus de quoi. La quarantaine était déclarée, le BIM avait perdu la guerre… Peu lui importait. Même l’esprit de vengeance était assoupi en lui pour le moment. Rien ne pressait. Plus tard, quand la force lui serait revenue, il traquerait Eenko et ses guerriers, plus tard. Ils s’étaient mis hors-la-loi en rompant les conventions de l’Oko Sakuru, ils ne trouveraient aide nulle part à la surface de ce monde, repoussés comme des chiens par leurs semblables, jusqu’à ce que lui, Téraï, les rejoigne et tue. Il marchait. La douleur était en lui, sourde, abrutissante. Plus tard, il pourrait peut-être pleurer. Plus tard, il pourrait haïr, faire des plans, prendre en charge l’avenir de ce monde qu’il détestait désormais, mais qu’il ne se sentait pas le droit d’abandonner. Plus tard il pourrait revivre, peut-être même rire. L’armée traversa une forêt, puis la savane. Sous le ciel lourd de l’automne finissant, couvée de nuages que harcelait le vent, elle s’étendait à l’infini, rousse et belle. Les nues accouraient de l’horizon, s’abattaient en pluie. Il ne les voyait pas, ne sentait pas les gouttes lui cingler le visage. Il marchait. Laélé… Léo… Stella… Que lui importait le reste ? Laélé, fille sauvage d’un monde étranger, qui avait été pour lui la douceur de la vie. Léo, le compagnon incorruptible et sûr. Stella enfin, trop tard trouvée, et si vite perdue, Stella, qui était de sa race, et qui aurait été la mère de ses enfants. Tous perdus, broyés dans la tempête qu’il avait déchaînée… Avait-il eu tort ? Eldorado valait-il qu’on paye ce prix ? Il ne savait plus. Il ressassait ses fautes, ses erreurs de tactique. Il aurait dû faire mieux garder Stella, ne pas sous-estimer la haine fanatique d’Eenko. Il aurait dû… A quoi bon ! Ce qui était fait était fait, il supportait la pénalité de s’être dressé seul contre une planète, d’avoir cru qu’il était de taille à sauver un monde. Et maintenant il était seul parmi ses compagnons qui l’entouraient, muets, à moitié par respect pour sa douleur, à moitié par peur de ses colères meurtrières. Seul. Il le serait jusqu’à sa mort. Seul, sans Laélé, sans Léo, sans Stella. Sans Eenko, aussi. Il se retourna. L’armée avançait à la débandade, un canon manquait, embourbé sans doute au passage d’un gué. Il rugit. Les rangs se serrèrent, les traînards pressèrent le pas. Il haussa les épaules, retomba dans sa torpeur. Un soir, au campement, il eut un choc. L’armée s’était arrêtée par hasard au point même où ils avaient abandonné leurs bagages avant de fuir devant les Umburus. Eparpillés par les pieds des troupeaux, souillés par les pluies, déjà à moitié pourris, quelques vêtements de Stella jonchaient le sol. Il se pencha, les ramassa pieusement, fit allumer un grand feu et les brûla. Et il lui sembla que quelque chose se déchirait en lui, qu’il enterrait une seconde fois Stella, et son passé. Les jours coulèrent. La douleur, toujours présente, s’assourdit peu à peu. Il reprit lentement contact avec le monde. Et, quand ils arrivèrent aux bords de l’Iruandika, pendant qu’on rassemblait les bateaux qui les emporteraient vers Kintan, il remarqua une jeune fille aux lourdes tresses blondes qui lavait son linge dans la rivière. — Comment t’appelles-tu ? — Sigrid Nielsen, monsieur Laprade, — Mariée ? — Non. — Bon. Tu seras ma femme. J’ai besoin de fils. Mais je ne t’aime pas, ne crois pas que je t’aimerai jamais ! Le père, vieux prospecteur, voulut protester, plia devant le regard du géant, puis haussa les épaules. Après tout, sa fille ne serait pas malheureuse avec Téraï. Et le temps arrange bien des choses… Téraï s’embarqua le dernier, resta debout à la poupe de la barque. L’Iruandika riait de toutes ses vagues, après la pluie. Et, dans le ciel lavé, au-dessus du pays ihambé, un arc-en-ciel déployait ses couleurs. Farouchement, il voulut y voir un présage. FIN